Souffrance au travail et constructions identitaires des enseignants
Note sur les premiers résultats de la recherche de Christophe Hélou et Françoise Lantheaume
UMR Education & Politiques 17 Février 2004
Christophe Hélou et Françoise Lantheaume
Note sur les premiers résultats de la recherche
“ souffrance au travail et constructions identitaires des enseignants ”
(2001-2004)
La première année de la recherche (2001-2002) a été consacrée à un travail bibliographique, à l'étude des dispositifs de traitement des difficultés professionnelles des enseignants au moyen d'une analyse documentaire et d'une enquête par entretiens individuels auprès de personnels de l'éducation nationale et hors éducation nationale en contact avec des enseignants dits “ en difficulté ”.
La deuxième année de la recherche (2002-2003) a été consacrée à une enquête ethnographique dans sept établissements du second degré situés dans quatre académies (présence en continue pendant le premier et le troisième trimestres), et à l'organisation d'une enquête par questionnaires auprès de 600 enseignants, en collaboration avec la Fondation recherche pour la santé publique-MGEN 1.
La troisième année (2003-2004) est consacrée à l'analyse des données et à leur croisement. Ce travail est en cours de réalisation, aussi ne présenterons-nous ci-dessous que des résultats partiels encore susceptibles d'évoluer.
• Une montée en puissance des dispositifs de traitement de la difficulté au travail des enseignants et la fabrication d'une catégorie : “ le professeur en difficulté ”
• “ Le professeur en difficulté ” : un problème politique et technique
Multiplication des dispositifs, visibilité accrue du phénomène
La montée en charge des dispositifs chargés de traiter les difficultés enseignantes est sensible. Les cellules d'écoute, les DRH, les psychologues du travail se multiplient pratiquement tous depuis un temps court (10 ans au maximum, moins le plus souvent). Au plan national, une coordination et des formations sont développées, accompagnées d'outils permettant le diagnostic et le traitement des problèmes rencontrés.
Cette montée en charge est pragmatique (face aux sollicitation dont l'employeur -le rectorat- est l'objet, et politique puisque les conditions politiques de son interpellation existent davantage, notamment avec le développement de la critique (des parents et des élèves notamment). Elle est aussi politique car elle correspond à une application dans ce secteur des dispositifs et des politiques de gestion du personnel issus de la gestion dans les entreprises. La modernisation en œuvre dans les administrations commande ce nouvel intérêt pour le personnel afin de développer son efficacité. Il reste que la montée en charge des dispositifs peut expliquer la nouvelle lisibilité publique d'un problème existant.
Travail de catégorisation et convergence des définitions chez les professionnels en contact avec les enseignants “ en difficulté ”
Les définitions de la souffrance au travail par les professionnels en contact avec les enseignants “ en difficulté ” privilégient les explications liées à la personnalité et à l'histoire personnelle des professeurs concernés. Cependant, plus les personnes rencontrées sont proches du travail enseignant, plus le système explicatif se diversifie. En fait, il y a une difficulté des professionnels non enseignants à repérer et circonscrire les problèmes des difficultés au travail des enseignants. Cependant, d'une façon générale, un certain nombre d'attributs convergents correspondent à la définition du professeur “ en difficulté ” par les professionnels qui les rencontrent. Ils assurent que ces professeurs éprouvent de vives souffrances, mais en font subir d'aussi grandes à leur entourage et, en premier lieu, aux élèves, ainsi qu'à l'image de marque des établissements et du système tout entier, ce qui justifie leur mise à l'écart, ponctuelle ou non. L'analyse des données permettra de préciser le travail de construction et de catégorisation que révèlent les entretiens et les documents.
Difficultés dans la classe et problèmes comportementaux
Les difficultés engendrées dans la tenue de la classe sont mises au premier plan par les professionnels en contact avec les enseignants “ en difficulté ”. Au-delà des problèmes pédagogiques, qui trouvent leur solution assez facilement par le truchement des inspecteurs (de l'inspection proprement dite à l'appel à des professeurs accompagnateurs ou tuteurs à des formations rapides), ce sont surtout les problèmes de gestion de la classe qui sont centraux dans les difficultés enseignantes. Ils ont une visibilité plus grande et semblent représenter la limite sociale absolue du métier. Un autre registre est celui des problèmes comportementaux entre les adultes. Des mésententes avec l'autorité ou avec les pairs peuvent être à l'origine de dysfonctionnements nombreux. La mutation d'office ou le déplacement sont alors des solutions pratiques, bien que semblant résoudre peu de choses quand c'est la dynamique personnelle de l'enseignant qui est en cause.
Publicité, visibilité, identification et traitement de la difficulté vont ensemble
C'est en fait à partir du moment où un cas est porté sur l'arène publique, qu'un professeur est déclaré “ en difficulté ”. Ce travail de mise en visibilité provient presque tout le temps des usagers qui se montrent plus intolérants à la défaillance des professeurs et savent de mieux en mieux utiliser les relais institutionnels permettant de monter des “ affaires ” (la mobilisation des médiateurs et des DRH en sont un exemple aussi bien que les protestations auprès des chefs d'établissement). Les dispositifs académiques sont ainsi en situation de servir de relais à la pression des usagers et soulignent une exigence croissante de performance à l'égard des enseignants. Destinés à résoudre les problèmes rencontrés par des professeurs ils contribuent également à les stigmatiser : l'avenir professionnel d'un professeur étiqueté “ en difficulté ”, qui passe par les divers dispositifs d'aide, de reconversion… n'en sort jamais indemne.
• Aider les personnels ou multiplier les injonctions et les contrôles : les deux options institutionnelles
Types de publics concernés
Les résultats de l'enquête par questionnaires devraient permettre de répondre avec plus de finesse à cette question. Les entretiens avec des professionnels en contact avec des enseignants “ en difficulté ” soulignent deux moments clés : les fins de carrière des personnes qui seraient trop “ rigides ” dans leurs relations, et les débuts de carrière pour lesquels les effets de la mobilité et de l'incertitude sont très forts.
Des dispositifs d'aide diversifiés, des solutions bricolées
Ces dispositifs qui émergent sont de plusieurs ordre. Souvent, il s'agit d'une cellule d'écoute. Dispositif ouvert qui rend difficile la sélection et le traitement des appels. On se trouve dans la problématique des lanceurs d'alerte dont on ne sait jamais à quel niveau les croire dans leur annonce d'une alerte. Pour cette raison, des rectorats ont plutôt renforcé leur organisation en termes de gestion du personnel. Les cas dits “ médicaux ” sont souvent les plus “ simples ”. Le dispositif est rodé et un financement existe, bien que dénoncé unanimement comme insuffisant, pour permettre la résolution des problèmes (congé-maladie, congé longue maladie). Les cas “ autres ” sont toujours plus complexes car ils relèvent de plusieurs registres. D'où une certaine valorisation de la pluralité du regard sur la situation en réunissant des commissions transversales aux différents services. Il s'agit la plupart du temps de bricolages ou de solutions très locales qui combinent extraction du professeur de l'établissement, soins, formation, réorientation, mutation, congés, tutorat… La mise en place de ces dispositifs sont aussi l'occasion pour certains services et personnels (sociaux et de santé) de trouver une reconnaissance institutionnelle dont jusqu'alors ils ne bénéficiaient pas.
Il est à noter un durcissement progressif pour ce qui concerne l'insuffisance professionnelle qui peut entraîner le licenciement, surtout chez de jeunes professeurs et le fait que des professeurs sortis du système se retrouvent dans une sorte de “ no man's land ” institutionnel temporaire source de souffrances accrues pour eux qui le vivent autant sur le mode de la sanction et de la culpabilité que du soulagement.
Un contrôle renforcé au nom de l'efficacité et de la prévention
Des outils qui circulent dans la formation des chefs d'établissement, entre académies et au sein de chacune d'entre elles témoignent d'une tendance accrue au contrôle “ de conformité ” des pratiques enseignantes, appuyée sur une interprétation qui fait de tout signe de non conformité un symptôme possible de difficulté à traiter par voie disciplinaire, de formation ou de gestion du personnel.
Les sorties du métier ?
L'institution répond plus aisément en médicalisant les cas, faute de solutions alternatives.
• Une souffrance “ ordinaire ” au travail chez les enseignants
L'enquête ethnographique a mis en valeur la souffrance “ ordinaire ” des enseignants au travail. Contrepoint aux catégories institutionnelles et exogènes à l'Education nationale, elle dessine un paysage assez différent de celui donné par les résultats de l'enquête auprès des responsables et professionnels de la santé et se démarque des approches classiques de type “ burn out ” pour décrire et expliquer une souffrance au travail des enseignants qui ne débouche pas forcément sur des manifestations pathologiques.
Quelques aspects, à confirmer et compléter par la fin du traitement des données, peuvent être évoqués ci-dessous.
• Une frontière public/privé objet de négociation entre soi et soi
La frontière public/privé chez les enseignants est directement posée par cette question de la souffrance au travail. D'une part dans le protocole même de l'enquête, le récit des tensions du métier en entretien n'est pas simple car l'image de soi est affectée par le regard de l'autre, en l'occurrence l'interviewer. D'autre part, parler de souffrance revient nécessairement à croiser ce que les personnes engagent de leur identité personnelle dans leur identité professionnelle. Le métier enseignant est de ce point de vue un métier engageant. Engageant parce qu'il réside, pour une bonne part, dans une relation de face à face, dans une confrontation des valeurs et de la réalité de la classe et des élèves, dans une implication du corps dans un espace public, dans un brouillage des frontières entre vie et espace professionnels d'une part et vie et espace domestiques d'autre part, engageant enfin en ce qu'il est la rencontre entre une macro-structure, lourde d'une histoire et d'un enjeu social fort, et une situation toujours locale et particulière, la classe, l'établissement, dans laquelle l'enseignant est l'agent de cette macro-structure.
Un rapport non homogène au temps de travail : emprise et déprise
Chacun cherche des solutions pour vivre cette emprise. Mais l'enjeu est bien souvent de se déprendre du travail. Ce qu'on peut appeler le désengagement de tel ou tel enseignant est bien souvent une tentative de réponse à cette emprise. Il n'est donc pas curieux d'observer des cycles professionnels qui passe de l'observation à l'engagement puis au questionnement et au désengagement. En dehors de ces cycles, des enseignants peuvent présenter un rapport d'emprise ou de déprise avec leur métier. Le modèle de la vocation incite à privilégier l'emprise, mais le pragmatisme incite aussi à durer et à vivre le métier d'une manière plus distanciée. L'emprise du métier varie selon les conditions d'enseignement et le public. Les établissements et les publics dits difficiles accroissent cette emprise. Mais les changements dans la carrière, de lieu ou de degré d'enseignement, ou l'enseignement à des élèves favorisés (prépas…ou dans les classes d'examen) augmentent tout autant cette emprise. La mobilité professionnelle est une manière d'établir un cycle de l'emprise et de la déprise. Une autre manière consiste à avoir des activités parallèles, voire alternatives, au métier. Ainsi, l'emprise du métier est contenue par une autre emprise. Ce dernier modèle semble se trouver de manière particulièrement importante en lycée.
Engagement personnel, sensibilité au jugement et individualisme protecteur : un travail incertain de construction de normes toujours instables
Le modèle du métier fondé sur l'activité autonome a pour contrepartie la responsabilité dans le travail. Ainsi, chacun se sent responsable de “ ses classes ” et de la mise en œuvre des programmes. L'autonomie est renforcée par l'absence d'autorité pédagogique sur le lieu de travail où ne subsiste qu'une autorité administrative peu légitime aux yeux des enseignants.
On comprend aisément que les politiques visant à élargir la conception de l'enseignement et à prendre l'élève en charge beaucoup plus globalement sont en confrontation avec cette définition majoritaire. Cela ressort sous la forme de la dénonciation selon laquelle “ on voudrait qu'on soit en même temps professeur, éducateur et assistante sociale… ”. Cette relation se paie aussi de la solitude et de l'individualisme pourtant régulièrement dénoncé par les professeurs eux-mêmes. L'individualisme est protecteur contre une évaluation envahissante et la menace contenue dans les différents modes d'évaluation. L'appel au travail en équipe heurte cet individualisme protecteur ou le replace à la fonction de discours de justification. Cependant, l'enquête ethnographique montre que cet individualisme est de moins en moins protecteur et que là réside sans doute une des principales difficultés du métier enseignant aujourd'hui dans la mesure où le système de relations est moins qu'avant tenu par des règles élaborées à distance qu'il suffit de mobiliser dans la relation de face à face. C'est ainsi que l'individualisme de protecteur devient menaçant car il laisse les enseignants sans ressources pour produire ces normes. Autant le fait de décider seul dans la classe de son mode relationnel et des savoirs pertinents était une inestimable liberté ou autonomie pédagogique dans le métier, autant le même fait devient aujourd'hui très problématique car étant donné la relative faiblesse des normes à distance, il exige un engagement de soi dans la classe qui est manifestement trop fort pour nombre d'enseignants. Ceci expliquerait pourquoi le problème de cette confrontation se pose d'abord et avant tout dans les établissements difficiles alors qu'il se pose peu dans les modes d'enseignement aux publics favorisés tels les bon lycées ou les prépas. Dans ces endroits, l'individualisme protecteur peut encore, mais de moins en moins, suffire à gérer les tensions du métier.
L'identité personnelle est davantage touchée par l'identité professionnelle
L'engagement de soi est donc plus important dans la relation à la classe. Il faut justifier continuellement tant les manières de faire pédagogique que relationnelle puisque ces manières vont moins de soi. Cela exige de trouver davantage les ressources pour faire tenir la situation. La fragilité est encore moins de mise qu'elle n'a pu l'être à d'autres époques. Le métier enseignant a toujours fait appel aux ressources personnelles, mais dans le cadre protecteur d'un système de norme relationnelle, pédagogique, sociale, standardisé, national et peu soumis à la critique.
• Une dénégation de l'institution qui laisse sans protection ni référence
La dénégation importante de l'institution Education Nationale
Un des premiers éléments communs dans les discours des enseignants, la dénégation de l'institution Education Nationale, a un double sens : un sens critique que l'on retrouve dans la relative défiance à l'égard de l'institution et au sens de négation de l'importance et de la centralité de cette institution.
Le sens critique s'exprime tant sur le rapport de l'institution aux enseignants que sur la production finale de l'institution, donc sur les missions de l'école. Le rapport impersonnel de l'institution à ses personnels est régulièrement dénoncé comme une défiance et une ingratitude. La critique de la bureaucratie et de l'expertise est forte chez les enseignants. Cette critique est aussi une mise en concurrence de la propre force du milieu avec son administration. On retrouve ici le déni de “ ceux qui ne sont pas au front ” et dont la légitimité est amputée de l'expérience du terrain. Une identité professionnelle forte semble se dessiner autour de l'inanité des mesures et réformes décidées au niveau national. Ce positionnement est particulièrement net chez les plus âgés. Une description récurrente est celle d'un investissement antérieur dans l'éducation et l'établissement, progressivement déçu par l'impuissance à changer les choses et l'ingratitude de l'administration. Le découragement par rapport aux valeurs initiales amène un pragmatisme et un détachement de l'institution centrale à laquelle succède alors une phase d'investissement local ou extra-professionnel. Ce désabusement s'accompagne de la critique qui lui donne sa force positive. Dans le même temps, les jugements sur l'école sont plus nuancés voire positifs. Un clivage apparaît entre l'école et l'administration. Les appartenances et la loyauté des enseignants sont plus fortes concernant l'école, ses missions, son histoire, ses valeurs… que l'administration.
La négation de l'administration se retrouve au niveau local
En effet, les enseignants dénient aussi les capacités de l'administration locale, que ce soit les capacités d'évaluation ou les capacités de direction. Parfois, très critiques, les enseignants peuvent aussi être assez indifférents. Pourtant, les épreuves racontées ou observées montrent que ce n'est pas toujours le cas en dehors des discours. L'inspection continue ainsi de révéler les failles et les inquiétudes. Un jugement négatif du proviseur continue de dégrader considérablement l'environnement de travail d'une personne, sa propre estime de soi. Il s'agit d'une prise de distance protectrice plus que d'une réelle indifférence.
Les difficultés de l'évaluation du travail enseignant contribuent au sentiment de non reconnaissance
Tous les enseignants disent privilégier l'évaluation de leur travail faite par les élèves. L'argument porte sur la quotidienneté de la relation, le fait qu'ils soient les destinataires de l'enseignement et objets du travail d'enrôlement effectué par les enseignants. Plusieurs points apparaissent qui seront à développer :
• L'évaluation du travail comme épreuve
• Une double négation et une double prégnance : l'évaluation par la hiérarchie et celle des pairs
• L'ambivalence entre la revendication d'une évaluation identique pour tous et l'aspiration à la prise en compte du contexte de travail
• Le sens du primat de la logique de l'audimat qui semble dominer chez les enseignants
• La prédominance d'une auto évaluation référée aux seuls critères individuels apparaît être une source de difficultés professionnelles
Les premiers résultats de l'enquête ethnographique montrent un certain malaise identitaire au plan professionnel sur les questions de savoir quels sont les bons critères d'évaluation du travail enseignant et qui est légitime pour juger du travail des enseignants au moment où le nombre d'acteurs s'estimant individuellement ou collectivement compétents pour exercer un tel jugement a beaucoup augmenté. Quelle que forme que prenne l'évaluation de leur travail, les enseignants la vivent comme une épreuve et “ faire ses preuves ”, dans un système d'évaluation multiple bien qu'en grande partie implicite, devient un aspect de l'identité professionnelle enseignante : ajuster son action face à l'instabilité des situations et la justifier devant des groupes d'acteurs divers (présents ou absents), exigent un engagement aux dimensions à la fois techniques, éthiques, politiques et subjectives, source d'usure.
Centration sur l'élève, le cours et la discipline (savoir), relativisation d'une activité hors classe dénoncée pourtant comme envahissante et source de nouvelles difficultés
D'une manière générale, dans un premier temps du discours, les enseignants laissent à voir une centration sur l'élève, le cours et la discipline. Ne pas intéresser les élèves devient alors culpabilisant et l'objet d'un grand désarroi. La diversification des tâches et des interlocuteurs, la multiplication des situations de négociation, d'entre-deux de la posture professionnelle (entre la posture professorale classique, celle de partenaire de projet, de conseil, d'aide…), accroissent manifestement les difficultés des enseignants qui doivent à chaque fois définir des règles concernant le contenu de ces tâches et leur comportement.
• Les difficultés, tensions du métier
Gérer des situations dont ni le cadre, ni les solutions ne sont dans la situation
La liberté pédagogique s'accompagne d'un encadrement important tant en terme de programme que de réglementation des relations avec les élèves. Les enseignants disent souvent qu'ils gèrent des situations sur lesquels ils peuvent de moins en moins agir étant donné le contexte de leur action et celui de l'élève. Si ce problème est régulièrement mis en avant en ce qui concerne les établissements difficiles, il ne se limite pas à ces situations. La liberté des enseignants s'exerce dans un cadre de contraintes qui sont parfois présentées comme annulant cette liberté, voire pire, comme produisant une frustration et une culpabilité encore plus grande.
La contrainte du réel (il faut que ça passe)
La contrainte des élèves et de la rencontre opérée dans le cours fait que le cours est un moment de suspension des questions et des désaccords. Que ça aille ou pas, il faut faire cours. Cette suspension est aussi ce qui renforce l'identité professionnelle. Au-delà de ce qu'on pense, le rapport pédagogique et d'autorité en face à face exige un certain type de comportements. Ceci explique en partie pourquoi il n'y a pas toujours cohérence entre les entretiens et les comportements professoraux en cours. En fait, les enseignants peuvent être dans une posture qui les différencie entre eux, mais la pression de la situation a tendance à niveler et homogénéiser les comportements en référence à des règles de métiers et à des règles locales plus ou moins explicites.
“ Aller au front ” : l'épreuve comme composante et grandeur de l'identité professionnelle
On retrouve chez les enseignants, cette fierté à surmonter les épreuves du métier, qui devient structurante dans l'identité professionnelle comme d'autres études ont pu le vérifier pour un certain nombre de métiers (bâtiment, santé…). La classe est alors cette arène qui réunit et homogénéise le milieu enseignant au-delà de tous ses clivages et interrogations.
Les nouvelles situations comme révélations de la crise : IDD, aide, TPE…
L'équilibre fragile sur lequel repose le métier conduit à une dramatisation de tout changement d'orientation. Ce que certains stigmatisent sous le nom aujourd'hui banalisé de “ résistance au changement ” tient davantage du cycle équilibre-changement-déséquilibre-tâtonnement-rééquilibre. Les réformes amènent donc régulièrement leur lot d'inquiétudes et de craintes dans la mesure où elles rompent un équilibre difficilement acquis. Les dernières en date (Itinéraire De Découverte en collège et les Travaux Personnels Encadrés en lycée) tournent essentiellement autour de la création de séquences interdisciplinaires axées sur des travaux de groupe dans lesquels des binômes d'enseignants sont les accompagnateurs d'une démarche. Interdisciplinarité, travail en équipe, travaux de groupe, sont autant de sources de déséquilibre. Mais ils sont aussi des occasions de recréer d'autres équilibres et c'est également ainsi qu'ils sont perçus par des enseignants. Ceci semble expliquer les clivages existants dans leur réception par le milieu enseignant.
Difficultés et souffrance ordinaire, de la difficulté à la souffrance : absence d'issue et inscription corporelle
Les difficultés liées aux tensions du métier mènent à une réelle souffrance quand les enseignants ne supportent plus la situation sans pouvoir en changer. On peut l'exprimer de la façon suivante : “ je ne peux continuer comme ça et mais je ne peux changer ”. Cette absence d'issue est un vrai marqueur de cette souffrance ordinaire. Cette impossibilité d'issue se manifeste clairement dans le corps depuis le fait de s'isoler (“ raser les murs ”) à des somatisations diverses. Les enseignants mettent ainsi l'accent sur les manifestations physiques de leurs tensions.
L'analyse des entretiens et observations de situation devraient permettre de faire une typologie des difficultés et de la souffrance au travail ainsi que de préciser les relations existant entre le calendrier, l'espace, les objets, et les caractéristiques de la souffrance au travail des enseignants. Les éléments de bascule d'une situation difficile à une situation de souffrance seront également précisés, mais les variables à la fois personnelles et contextuelles semblent importantes.
Des contextes d'établissement très marqués qui ont des conséquences sur la souffrance au travail et la façon d'y faire face
Au-delà de régularités qui mettent en valeur les points communs aux divers établissements étudiés, l'enquête ethnographique fait apparaître que le contexte génère des difficultés voire des souffrances au travail spécifiques en relation avec des organisations du travail qui, notamment, laissent plus ou moins place à la collégialité pour définir des normes collectives. Mais ce qui apparaît, à cette date, comme le plus particulier aux différents contextes semble être la façon d'y faire face : possibilité ou pas de construire des règles communes, de donner un sens collectif aux épreuves partagées, de développer des stratégies collectives face aux difficultés, accès inégal à l'information concernant des solutions ou issues…
• Eléments de conclusion provisoire
• Souffrance au travail et nouveau management : un lien réel, mais une explication insuffisante car le “ nouveau ” management est plus déclaratif que réel. Par contre les effets de la dérégulation sont sources de souffrance du fait du flou qui domine le système de normes en parallèle à l'exigence croissante de performance et de justification de leur activité de la part des enseignants. C'est le cadre protecteur qui se fissure depuis une trentaine d'années du fait que le système est moins standardisé et davantage soumis à la critique. Cette évolution produit des situations qui remettent en cause le contrat initial entre les enseignants et leur employeur, exigent un engagement de soi plus important et génèrent des difficultés dans le travail sources de souffrances éventuelles.
• Une évolution du travail de construction identitaire au plan professionnel en résulte, qui exige une plasticité elle-même source de souffrance quand elle rend difficile l'identification des limites et normes du métier. Leur activité requiert de plus en plus la subjectivité des enseignants notamment pour répondre à la demande d'individualisation et d'aide. La rejetant au nom d'un conception civique qui ne lui laissait pas de place ils sont contraints de lui faire une place dans une conception de l'efficacité qui ne lui en accordait pas non plus et tend à la rabattre sur une dimension instrumentale. Le “ soi-même comme ressource ” devient une source de souffrance quand le travail de déprise devient impossible : la porosité entre l'identité professionnelle et personnelle est à la fois un caractère distinctif du métier et une source de difficultés. Le travail enseignant se rapproche à ce titre des métiers de service dans lesquels la “ relation d'aide ” entre en concurrence avec le respect de normes décontextualisées exigé des fonctionnaires.
• Souffrance au travail et situations de travail : la diversification des situations de travail et des conditions d'exercice multiplie l'incertitude et les situations potentiellement sources de difficultés ; d'autant plus que non reconnues comme faisant partie du cœur du métier, certaines activités plus récentes font peu l'objet d'une élaboration collective et ne disposent pas de repères préexistants. La quantité et la diversité des ressources à mobiliser pour faire tenir les situations confrontent les enseignants à l'inégalité de leur accès. D'autant plus quand ils se réfugient dans un individualisme qui, dès lors, peut devenir cause de difficultés quand il empêche la mutualisation des ressources et les échanges sur « comment s'y prendre » pour résoudre les problèmes rencontrés dans la réalité du travail.
• L'échec du travail « d'intéressement » (Callon) des élèves à la cause de l'école et du savoir ainsi que le manque de reconnaissance de leur travail sont deux sources essentielles de souffrance au travail des enseignants. Ils nourrissent dans les deux cas un sentiment d'inutilité de leur travail voire d'incompétence et d'impuissance ; ils ne leur permettent guère d'avoir d'autres points de repères sur ce qu'est « bien travailler » que le feed-back des élèves et leurs propres critères. Cela renvoie la réussite ou l'échec de leur activité à eux-mêmes dans une attribution excessive de responsabilité, ou, par défense, essentiellement à des causes exogènes, ce qui entrave leur action en minimisant leurs propres marges de manœuvre. Dans tous les cas, la personne de l'enseignant est rapidement mise en cause avec des risques de souffrance accrue sauf dans le cas où il existe un collectif de travail assez fort.
• Causes exogènes ou endogènes de la souffrance au travail : deux systèmes explicatifs qui ne rendent pas compte de l'entrelacement et de la contextualisation des facteurs de souffrance au travail. L'organisation du travail et les relations entre adultes sont des causes généralement sous-estimées dans le discours des acteurs alors que les situations décrites ou observées dans le cadre de cette recherche montrent qu'elles sont presque toujours concernées. Le poids de l'insuffisance de la formation et des caractéristiques personnelles semblent par contre surestimées par les acteurs.
• De la difficulté à la souffrance, une question de degré ? Plus qu'un problème de mesure, il s'agit d'une question d'interprétation et de sens. Celui-ci est construit en relation avec un contexte politique, un contexte local, une histoire institutionnelle et personnelle. Une inscription dans le corps sous des formes différentes (attitudes, somatisation…) semble cependant signaler un changement de registre.
• Souffrance au travail des enseignants et institution : silence et stigmatisation, pratiques patronales et solutions humanistes, coexistent.
(…)
1 Ne disposant par encore des résultats de cette enquête, nous ne l'évoquerons pas ici.