Note de réflexion
Note pour contribuer à la réflexion ARTEM engagée dans le groupe piloté par J.B. Foucault
Alain Kerlan, ISPEF, Université Lumière Lyon 2
13 Octobre 2003
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Une difficulté, et cependant une vraie nécessité : l'articulation de la Villa Artem comme outil pédagogique commun aux trois écoles (“ Artem est avant tout une création de praticiens de l'enseignement supérieur et de la recherche… ” Claude Cremet, octobre 03) d'un côté, et de l'autre du même espace comme événement et visibilité (l'espace d'accueil en résidence, l'idée d'une Biennale exerçant une fonction de “ veille ” sur l'axe art/sciences/économie), haut lieu d'une culture en mouvement et vecteur d'une alliance créatrice au carrefour des arts des sciences et de l'économie (un Centre “ où ingénieurs, artistes et managers pourront créer ensemble à la convergence de leur champ de compétences ; où l'œuvre artistique pourra être montrée comme un projet en création expérimentale ”). L'exemple modeste et souvent décevant des espaces culturels au sein des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) mérite d'être pris en considération : un budget important, des manifestations qui s'inscrivent dans le paysage culturel régional, mais au total des lieux d'exposition dont les étudiants concernés sont souvent les remarquables absents ! Et puis le défilé instrumenté des classes scolaires… La leçon est double : on ne s'improvise pas Centre d'exposition (il y faut des compétences spécifiques) ; mais on ne fait pas non plus œuvre pédagogique “ de surcroît ”.
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La conjonction de ces deux fonctions, une fonction “ pédagogique ” ( l'espace de démonstration par/pour les écoles ), et une fonction “ culturelle ” ( espace accueil en résidence et production , organisation d'une Biennale ), au sein de la Villa Artem, est bien une nécessité : celle de l'identité même d'Artem, comme entreprise indissociablement éducative et culturelle. Sa réussite dépend de la pertinence et de l'autonomie qu'aura chacune de ces fonctions, et non pas d'un accord préalable qui s'effectuerait a minima . La tentation de confiner au sein de l'alliance chaque école et chaque type d'étudiant à son identité première (aux artistes la “ création ”, aux ingénieurs les aspects techniques, aux commerciaux la gestion l'organisation et l'économie des “ projets ”…) ne doit pas être sous-estimée. L'enquête conduite au sujet des pratiques pédagogiques développées dans les ateliers Artem 1 le confirme et invite à la vigilance.
Comment y échapper ?
2.1
Pour la dimension “ culturelle ” 2, l'exercice d'une fonction de veille (espace d'accueil en résidence et de production, Biennale) est une première réponse. La réfraction des sciences et des techniques, de l'économie et de la gestion, au sein des productions artistiques, et réciproquement , existe déjà et s'opère de façon multiple ; des artistes y consacrent leur travail ; des dialogues et des échanges ont lieu ou peuvent être initiés ; des interpénétrations se développent… Comment en rendre compte ? Comment réfléchir ces processus ? Les donner à voir et à penser ? En amont des “ monstrations ” et de la biennale envisagée, la veille devrait être exercée par une cellule (un comité) réunissant des personnalités particulièrement compétentes (dans le domaine des arts, des sciences et des techniques, de l'économie, de la philosophie et des sciences humaines) capables d'en repérer et “ provoquer ” les manifestations, mais aussi des enseignants et des étudiants des trois écoles . Cette présence engagée contribuerait à relier les deux dimensions, culturelle et pédagogique, de la Villa Artem ; elle limiterait le risque exprimé ici et là d'une confiscation “ par le haut ” du projet Artem.
2.2
Pour la dimension “ pédagogique ”, il faut sans doute en revenir au cœur de l'entreprise : les ateliers Artem, lieux de rencontres et de travail commun entre les enseignants et les étudiants des trois écoles. Ainsi, le thème de l'éthique économique , la voie de l'anthropologie économique sur laquelle s'arrête Bruno Latour a déjà fait l'objet d'un travail original. Le rapport consacré à l'étude des pratiques pédagogiques au sein d'Artem soulignait la nécessité de disposer d'une typologie des pratiques pédagogiques appropriées , et de favoriser dans une perspective heuristique l'explicitation réciproques des pratiques déjà en place. Une telle typologie jouera pleinement son rôle si elle nourrit l'imagination pédagogique, en permettant aussi aux acteurs d'Artem d'identifier et de définir dans leurs pratiques des formes pédagogiques complémentaires, ou nouvelles, en accord avec la philosophie éducative qui anime Artem. A cet égard, si les deux axes de constitution du Centre proposés lors de la réunion du 10 septembre 2003, “ représentations de controverses ” et “ “ projets en conception ” sont appelés à donner son ossature à la Villa Artem, ces deux perspectives doivent être intégrées pédagogiquement en amont, dans la conception même et la conduite des ateliers. Et de ce point de vue même , la question de la représentation telle que l'abordait Bruno Latour au cours de cette même rencontre est en effet centrale. Se donner ensemble – artistes, managers, ingénieurs – une représentation globale d'objets complexes dont la représentation ne peut appartenir à une seule personne : voilà un cahier des charges pour les ateliers Artem (au moins pour quelques-uns) dont la mise en œuvre ne peut manquer d'avoir de proche en proche des effets pédagogiques et culturels significatifs. Ou encore, selon le prolongement que proposait Jean-François Clément aux réflexions de Bruno Latour : “ voir ” ensemble, analyser et décrire ensemble les formes. L'enjeu mobilise bien chacun selon ses compétences propres, mais sans l'enfermer dans son identité de spécialiste ; il définit une tâche commune irréductible à une combinatoire de compétences déjà-là : le commun est précisément l'enjeu, et autre chose que la somme des parties. Bref, les visées pédagogiques d'Artem (complexité, esprit d'entreprendre, invention…) s'y retrouvent bien.
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Manifeste “ politico-humaniste ”, ou manifeste pédagogique ? La question a été posée lors de la réunion du 1 er octobre 2003. Sans doute on pourrait répondre que ces deux dimensions ne s'opposent pas… Du moins intellectuellement et formellement . Le problème n'en est pas moins réel et décisif, du point de vue pragmatique, dans l'ordre de la démarche. L'enquête sur les pratiques pédagogiques dans Artem, menée essentiellement dans le cadre d'entretiens avec des enseignants (et quelques étudiants) des trois écoles a souvent touché à une problématique centrale : celle de l'identité respective des écoles et de leur recomposition identitaire dans Artem. La traiter dans son ampleur dépassait l'objet de la commande, et aurait exigé d'autres investigations. Les éléments recueillis n'en nourrissent pas moins une conviction : la réussite d'Artem passe par l'appropriation du projet au sein de chaque école et l'engagement dans une construction identitaire commune. De ce point de vue, le choix de la méthode d'élaboration du manifeste est de grande importance. Manifeste “ conçu en interne des écoles accompagnées par des personnalités extérieures ” ou plutôt “ manifeste conçu en externe, présenté ensuite comme une recommandation ” ? La première voie a ce mérite essentiel de laisser les écoles s'engager dans une dynamique identitaire ( identité pour soi , identité pour autrui , identité commune) ; mais suffit-elle à donner un souffle, une ambition ? La seconde voie risque d'empêcher la dynamique en enfermant dans une identité assignée ; comment l'éviter ? Il faut au moins que dans la démarche le travail engagé par les écoles soit pris en compte.
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Mais quel peut être le contenu du manifeste projeté ? Quelle philosophie mettre au fondement d'Artem ?
Pour ma part, je commencerai par rappeler la définition de “ l'esprit ” et de l'entreprise Artem proposée dans la quatrième partie de notre Enquête sur les didactiques et les fondements pédagogique d'une nouvelle alliance :
“ Artem, comme toute idée éducative, ne peut disposer d'une pédagogie propre si elle ne dispose pas aussi et d'abord d'une philosophie. Artem, c'est tout à la fois :
• Une philosophie, celle que demande la recomposition culturelle et éducative qui s'y trouve engagée, philosophie d'une nouvelle alliance entre le commerce et l'économie, l'art, les sciences et les techniques. Cette philosophie est à construire. Artem peut et doit être le lieu de cette dynamique articulant les trois écoles ;
• Une rencontre , celle d'étudiants portés par des cultures scolaires, des trajets et des projets professionnels d'ordinaire éloignés les uns des autres, celle d'enseignants, de managers, de chercheurs, d'artistes venus des différents horizons d'une encyclopédie éclatée ; une rencontre et donc une ouverture ; l'un des principaux “ effets ” Artem tient à cette rencontre, et il faut qu'elle ait pleinement “ lieu ” ;
• Un événement , impossible sans un espace, un lieu et un temps qui lui donne sa visibilité et son effectivité. Le campus commun , la future Villa Artem sont alors des éléments essentiels ; à la logique pédagogique traditionnelle du processus, Artem superpose une logique de l'événement, combinant ruptures et continuités ;
• Une pédagogie , qui est aussi un défi pour les enseignants et les équipes pédagogiques. Une grande idée peut en effet se dissoudre dans des dispositifs pédagogiques mal appropriés.
La r é ussite d ' Artem passe par ces quatre chemins conjugu é s. S ' il fallait commencer par formuler une recommandation g é n é rale et pr é alable, elle serait d ' accorder à chacun de ces chemins la plus grande attention et les meilleures chances de d é veloppement ” .
Quelle philosophie, dès lors, au fondement de l'édifice ? Je ne pense pas que la réponse soit univoque. A lire et à entendre les uns et les autres qui travaillent et pensent le projet Artem, on est invité à le saisir au carrefour de trois perspectives culturelles :
- La première perspective est celle d'une recomposition humaniste , s'efforçant de dépasser la fragmentation de la culture. C. Cremet puis R. Pouivet dans sa récente contribution , Pour une philosophie éducative nouvelle , en disent l'essentiel. Je n'ai donc rien à y ajouter sur le fond, sinon la distinction d'une version “ faible ” (au sens de Gianni Vattimo), qui ne chercherait pas à construire une nouvelle unité, mais fabriquerait du lien par-dessus et par-dessous une fragmentation assumée – d'une version “ forte ”, visant la reconstruction de l'unité de la culture, un nouveau “ grand récit ”.
- La seconde perspective s'appuie sur l'hypothèse d'un modèle esthétique de l'éducation et de la formation en développement au sein des sociétés contemporaines 3, et dont Artem serait l'une des expressions singulières. Il ne s'agit plus seulement ici de réunir ce que la simplification romantique et la dérive scientiste du positivisme avaient opposé, le cognitif et l'affectif ; mais d'une recomposition de la culture sur une base esthétique, une racine commune à l'intelligence et à la sensibilité 4.
- La troisième perspective porte son attention sur les mutations et les métamorphoses du travail ; ce sont les nouvelles compétences demandées aux ingénieurs et aux managers (travail en réseau, flexibilité et innovation, complexité) qui conduisent à ériger le travail artistique en paradigme du travail postmoderne 5.
Comment concilier ces perspectives ? Sans doute pas en les réduisant à l'une ou l'autre ; mais en assumant et “ montrant ” cette pluralité ; en inscrivant Artem dans la “ pluralité des mondes ”.
1 Alain Kerlan et Marie-Christine Pipérini, Enquête sur les didactiques et les fondements pédagogique d'une nouvelle alliance. La formation au carrefour des cultures , juillet 2003.
2 Les exigences de la réflexion et de l'exposé conduisent à séparer les deux fonctions ; on gardera cependant à l'esprit que l'enjeu demeure leur vraie conjonction au sein de la Villa Artem.
3 Sur ce thème, A. Kerlan, L'art pour éduquer ? La tentation esthétique. Contribution philosophique à l'analyse d'un paradigme , Québec, Presses de l'Université Laval, à paraître fin 2003.
4 La contribution écrite que j'envisage en réponse à la demande exprimée à l'issue de la réunion du 1 er octobre devrait développer cette perspective.
5 Voir la thèse développée par P.M. Menger, Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme , Paris, Seuil, 2003. Et bien sûr L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme , Paris, Gallimard, 1999.