La politique des statistiques : l'influence des organisations internationales
La politique des statistiques : l'influence des organisations internationales
Roser Cussó 1
« Le problème d'une répartition rationnelle des diplômés, conforme aux intérêts économiques et culturels des divers pays, a retenu, l'an dernier, l'attention de la Commission internationale. Il s'est posé […] celui du chômage des jeunes diplômés. Dès sa création, le Comité des directeurs de l'enseignement supérieur a abordé l'étude de l'encombrement des universités ; il a envisagé l'établissement de statistiques universitaires suffisamment détaillées et donnant au moins, pour chaque pays, un nombre minimum de données permettant les comparaisons internationales » (SDN, 1939 : p 34) 2.
Les organisations internationales produisent des statistiques –ou en encouragent la production– depuis leur origine. L'harmonisation des données, visant notamment la comparabilité internationale, n'est donc pas nouvelle, qu'il s'agisse des statistiques économiques, démographiques, sur la santé ou sur l'éducation… Sa portée et sa complexité se sont toutefois accentuées tout au long des trois périodes politiques ici analysées : les mandats, les politiques de développement et la globalisation.
S'appuyant sur la définition d'objectifs politiques supposés être communs. La comparabilité statistique internationale aujourd'hui devient ainsi à la fois plus normative et plus étendue et détaillée. La comparaison des différentes sociétés à partir de leurs spécificités et leurs objectifs, étant progressivement minée, semble définitivement révolue.
Des statistiques pour évaluer le « bien-être des indigènes ». La Société des Nations (SDN), créée en 1919, sollicitait des informations statistiques pour évaluer le « bien-être des indigènes » dans les territoires sous mandat. Il est établit que « le Mandataire doit envoyer au Conseil un rapport annuel concernant les territoires dont il a la charge » ; « Une Commission permanente sera chargée de recevoir et examiner les rapports annuels […] » et donner au Conseil son avis et ses observations (SDN, 1945 : p 24). Les rapports devaient contenir des données démographiques et sociales. En ce qui concerne l'éducation, la SDN encourageait « le développement de l'œuvre éducative, [la] création de nouvelles écoles, [l']enseignement pratique par exemple de l'agriculture, [la] formation d'instituteurs indigènes […], tous les efforts tendant à initier les indigènes à une civilisation plus évoluée. » (SDN, 1945 : p 52).
Mis à part les données des rapports des puissances mandataires, les différentes branches et commissions de la SDN publiaient des statistiques bancaires et financières, sur le commerce international, la balance des paiements, le revenu national, la fiscalité, les réfugiés, la santé… (SDN, 1935). En ce qui concerne l'éducation, l'Institut international de coopération intellectuelle prenait déjà des initiatives dans le domaine de la production de statistiques comparables internationalement. C'était le cas du Bureau international de statistique universitaire (BISU), créé en 1936. Un « programme minimum de statistique universitaire » avait été défini. Son « adoption par les divers pays permettrait d'obtenir une image suffisamment claire de la population estudiantine de ces pays et aussi de procéder à des comparaisons internationales ». Dans ce sens, « Le BISU a été invité à élaborer les tableaux modèles exprimant en rubriques toutes les catégories d'une statistique comprise dans le programme minimum. » (SDN, 1939 : p 38).
La SDN marque la création d'une expertise internationale de plus en plus autonome, définissant ses propres objectifs et cherchant à renforcer la production de statistiques. D'une part, la Commission permanente des mandats, qui évaluait les rapports des puissances mandataires, était déjà définie comme une entité internationale « indépendante » et technique. D'autre part, la Commission encourageait le recueil de données selon des objectifs en principe différents de ceux des puissances mandataires. Ils pouvaient être déjà définis comme étant des objectifs internationaux. Il fallait « sauvegarder à la fois les intérêts des indigènes […] et ceux de la communauté internationale » (SDN, 1945 : p 18). Enfin, le besoin de données supposait l'émergence de ce qu'on appellera plus tard la coopération technique.
Des statistiques pour planifier le développement. La création des Nations Unies (NU), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, marque des changements remarquables dans le contenu et la présentation des objectifs internationaux ; dans la portée de l'expertise, notamment des statistiques et de leur comparabilité ; et dans l'étendue de la coopération technique.
Une fois la question du bien-être des indigènes disparue des textes internationaux, les statistiques devaient permettre de mesurer les progrès des pays « en voie de développement ». En pleine guerre froide et la décolonisation étant timidement entamée, la voie du développement capitaliste, la spécialisation dans la production de matières premières pour certains pays et les critères de stabilité économique étaient privilégiés (Keynes, 1942 ; Rostow, 1960). Si ces objectifs étaient présentés comme étant fédérateurs, les organes des NU allaient toutefois devoir jongler avec les critiques du bloc socialiste ou, encore, des partisans d'un Nouvel ordre économique mondiale.
Deuxièmement, l'expertise internationale accentue à la fois sa dimension technique et sa portée politique par rapport à la période précédente. Bien entendu, la normativité intrinsèque aux données n'était pas souvent exprimée directement. C'était la dimension technique qui prenait le dessus. Cette dernière fondait, bien que de manière assez floue, la justification de certaines recommandations. Ainsi, si, par exemple, la recherche de la comparabilité accrue de la comptabilité nationale des pays (sujet politiquement très délicat) était présentée comme étant un objectif technique important, les raisons de l'importance pratique de cette comparabilité n'étaient pas vraiment énoncées. Bien entendu, les aspects politiques de ces choix ressortaient dans les procès verbaux des commissions onusiennes : les réserves, voire l'opposition, de certains pays par rapport au développement de certaines données ou de certains objectifs étaient souvent exprimées dans ces documents, mais elles étaient généralement laissées à la marge.
Enfin, c'est précisément le développement de la coopération technique qui allait, peu à peu, octroyer de la « pertinence » à la production de statistiques comparables internationalement. Ces données devaient « fournir les bases statistiques des plans de développement » nationaux (ONU, 1950 : p 10). Toutefois, l'insistance pour établir des « conventions d'équivalence » statistiques pour des populations très hétérogènes –au lieu d'essayer de comparer ces populations dans leurs spécificités– ne pouvait pas se baser sur le seul objectif de l'aide à la planification : cette dernière était, en grande partie, faisable au niveau national. En fait, la dimension comparative allait également s'appuyer sur la volonté de généraliser à partir des expériences nationales. D'une part, les analyses des données pourraient permettre d'évaluer comparativement le degré d'avancement des pays vers le développement. D'autre part, si les sociétés « traditionnelles » devaient rejoindre, du moins en principe, les sociétés « modernes », une certaine normalisation des statistiques semblait y découler logiquement.
Statistiques et droit à l'éducation. Le programme statistique de l'UNESCO se fondait principalement sur le droit à l'éducation, compris comme l'expansion de l'éducation de masse. Les indicateurs produits portaient essentiellement sur la mesure de cette expansion : les taux brut et net de scolarisation aux différents niveaux d'enseignement, le taux de survie scolaire (primaire), l'espérance de vie scolaire, le nombre d'enseignants, le taux d'encadrement, les dépenses consacrées à l'enseignement… (UNESCO, 1999). Le programme statistique de l'UNESCO comprenait également la préparation des questionnaires standardisés et la diffusion de définitions, de manuels et de recommandations pour la standardisation des données. La coopération technique avec les États membres (i.e. la formation des statisticiens nationaux) étaient également privilégiée ainsi que le développement des recensements scolaires nationaux.
Comme noté plus haut, les questions techniques n'étaient pas les seules composantes du programme statistique : sa dimension politique était également présente. Dans ce sens, il importe de rappeler que la Conférence générale de l'UNESCO était une des assemblées internationales le plus politiques. Les palmarès internationaux, les comparaisons des acquis des élèves ou les benchmarking étaient pratiquement inconnus dans les publications de l'UNESCO 3. Les données étaient toujours d'origine officielle et certains caractères nationaux étaient conservés au moment du calcul des indicateurs. De ce fait, la comparabilité de ces derniers était basée, à la fois, sur des classifications communes et sur le reflet d'une partie des réalités nationales. Ceci était cohérent avec deux des objectifs des indicateurs : (i) mesurer le degré de développement des systèmes éducatifs ; (ii) évaluer et la planifier les systèmes au niveau national (Cussó et D'Amico, 2005).
En bref, le programme statistique de l'UNESCO devait, d'abord, satisfaire l'objectif général de l'expansion de l'éducation et de l'alphabétisme (le droit à l'éducation). Ensuite, le type et le degré de comparabilité des données étaient le résultat de l'articulation entre les exigences du Secrétariat et des commissions onusiennes et les limites décidés par la Conférence générale. C'est à partir des années 1980 que la technicisation de l'expertise s'accentue de nouveau, ainsi que, de manière relativement paradoxale, son influence sur la prise de décision politique.
Des statistiques pour la globalisation. A partir des années 1980, dans un contexte d'ajustement et, ensuite, de « globalisation », des nouveaux programmes statistiques voient le jour. La mise en œuvre d'INES et du PISA (OCDE), l'usage central des indicateurs d'éducation dans la méthode ouverte de coordination (MOC) de l'Union européenne (UE), le calcul du financement nécessaire à l'achèvement universel du primaire (AUP) de la Banque mondiale, la divulgation de standards internationaux pour la mesure de la qualité des systèmes d'enseignement et de leur gestion… sont autant d'exemples d'une nouvelle manière de concevoir le rôle des statistiques de l'éducation.
En parallèle, les données de l'UNESCO sont fortement critiquées (Cussó, 2003). Sous couvert d'une analyse de la qualité des statistiques, les critiques se concentrent, en fait, sur trois aspects principaux : les données de l'UNESCO ne seraient pas pertinentes ; elles ne seraient pas produites de manière assez indépendante ; la coopération technique avec les pays ne serait pas assez développée. Ces points sont liés, à leur tour, à trois évolutions politiques.
Premièrement, la pertinence des données est la clé de voûte dans la justification d'un changement dans l'objectif des statistiques internationales. Comme pour le développement, l'émergence de la globalisation est présentée comme un fait avéré. Si l'expansion de l'éducation est toujours présente, l'adaptation des programmes scolaires aux besoins des « usagers » et au marché prend le devant.
Deuxièmement, la question de l'« indépendance » de la production des données accompagne une mutation importante dans la place octroyée à la prise de décision publique. Du moment où des agences qui ne possèdent pas d'assemblée intergouvernementale produisent des données de l'éducation (i.e la Banque mondiale), moins d'espace de décision est donnée aux assemblées intergouvernementales par rapport aux Secrétariats et aux groupes indépendants. Et, à leur tour, encore moins de place est octroyée aux assemblées politiques nationales par rapport aux représentants des gouvernements. Paradoxalement, ce processus se justifie comme étant plus démocratique. En effet, les documents décrivant les problèmes des services statistiques de l'UNESCO ne manquent pas de souligner que les nouveaux besoins des usagers (« société civile ») n'auraient été pas pris suffisamment en compte par l'Organisation (Guthrie et Hansen, 1995 ; Heyneman, 1999 ; Puryear, 1995).
Troisièmement, une relecture du rôle de la coopération technique est réalisée. Si les gouvernements restent les principaux représentants politiques dans les enceintes internationales, la nouvelle coopération technique doit apprendre aux États une « culture de l'évaluation ». Ainsi, par exemple, si les acquis des élèves n'étaient pas mesurés dans le passé, ceci aurait été dû aux réticences des États membres. Le Secrétariat de l'UNESCO se serait trop laissé influencer par les États, empêchant une « vraie » comparabilité internationale des données sur l'éducation.
Enfin, quatre caractéristiques principales définissent les nouveaux programmes statistiques : (i) les comparaisons entre les pays sont plus poussées (palmarès) et l'analyse des indicateurs plus normative (« bonnes pratiques », analyses économétriques sur l'efficacité de la dépense…) ; (ii) les enquêtes se multiplient, notamment sur les « compétences » des élèves (PISA) ; (iii) les statistiques sont directement intégrées dans les techniques de « gouvernance » (i.e. la MOC de l'UE comprenant des benchmarking , des « bonnes pratiques », les scores PISA) ; (iv) la nouvelle définition de la qualité des statistiques (inclusion de la « pertinence ») permet d'introduire, du moins en principe, une harmonisation accrue à la fois des données et des processus de production des données des États membres de l'UE (Eursotat, 2002).
1 Historienne et démographe, Roser Cussó réalise un post-doctorat à l'Institut de Sociologie de l'Université Libre de Bruxelles (financement du FNRS, 2004 et 2005). Sa recherche porte sur l'histoire de l'expertise internationale, notamment sur l'évolution des statistiques démographiques et d'éducation (NU, UNESCO, OCDE, Union européenne). Roser Cussó a également travaillé à l'UNESCO de 1994 à 2003 : Division des statistiques, Secteur de l'Éducation, Unité de recherche de l'IIPE. Courrier électronique : rosercusso@hotmail.com
2Pour les références bibliographiques voir la version complète de cet article.
3 Il importe de noter toutefois la collaboration de l'UNESCO avec l'International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA). L'IEA s'était consacrée, depuis sa création en 1958, à l'évaluation comparative des acquis scolaires, bien que pour des petits groupes de pays, notamment des pays nord-américains et européens.