l'évaluation des politiques d'éducation et de formation : gouverner par les outils ?
Communication de Romuald Normand
Romuald Normand, UMR Éducation & Politiques
Dans cette introduction, j'essaierai d'éclairer la notion d'outils qui apparaît centrale dans la problématique du colloque. L'évaluation peut-elle être considérée comme un outil, un instrument, une technique pour les politiques d'éducation et de formation ? Ou encore peut-on parler d' « instrumentation de l'action publique » dans l'éducation et la formation , une terminologie empruntée au livre récent de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès. L'évaluation comme instrumentation serait alors « l'ensemble des problèmes posés par le choix et l'usage des outils (des techniques, des moyens d'opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d'opérationnaliser l'action gouvernementale ». Définition qui possède l'avantage de montrer que l'évaluation est avant tout un processus politique, un art de gouverner ou une « gouvernance », qu'on ne peut la réduire à des outils ou des techniques, à une vision fonctionnaliste ou épistémique, à une sorte de « boîte noire » inaccessible aux profanes. Définition qui invite à prendre en compte le travail de délégation politique, pour reprendre une expression de Bruno Latour, qui s'opère en direction des savants ou des experts pour légitimer la prise de décision.
Si l'évaluation ne représente bien évidemment qu'une partie de l'instrumentation de l'action publique dans l'éducation et la formation, elle joue un rôle de plus en plus important à tel point qu'il est possible de parler aujourd'hui d'un pluralisme des évaluations mettant en scène une diversité d'acteurs et de procédures. Construction de l'agenda et de la décision politique, fixation et orientation des objectifs, programmation des actions et prospective, l'évaluation constitue bien une nouvelle forme de régulation instrumentale qui vise la transformation des systèmes d'éducation et de formation. Mais elle opère selon différentes échelles, du local au global, du micro au macro, de hiérarchies en réseaux, de l'institution au marché, ce qui en rend souvent le déchiffrement complexe.
Un premier effort de réduction de la complexité consiste, comme invite à le faire Pierre Lascoumes, à différencier les niveaux d'observation en distinguant instrument, technique, et outil. L'évaluation comme instrument serait alors un type d'institution sociale (l'enquête internationale PISA, les évaluations nationales faites par la DEP, les enquêtes insertion du CEREQ, etc…), comme technique elle serait un dispositif concret opérationnalisant l'instrument (une classification des activités d'éducation, une gamme de compétences-clé, un tableau de scores, un modèle économétrique, etc…), comme outil elle correspondrait à un micro-dispositif au sein d'une technique (une catégorie statistique, un item, un indicateur, une équation, etc…). La différenciation peut s'opérer aussi selon que l'on considère l'information produite et ses multiples usages. Si l'on prend l'exemple des évaluations nationales en France, un premier niveau serait constitué par les grandes organisations internationales et les réseaux d'experts intéressés par la comparaison des systèmes éducatifs entre pays. Un niveau intermédiaire correspondrait à l'information des responsables du ministère et des responsables chargés de la mise en œuvre et du pilotage au niveau national. Un troisième niveau se situerait au niveau des académies, les évaluations nationales constituant un instrument de la politique rectorale. L'établissement scolaire, lieu de la coordination pédagogique et du dialogue avec les familles à partir des résultats, constituerait le quatrième niveau. Le dernier niveau serait celui de la classe où sont passés les tests à partir desquels l'enseignant oriente son action. Evidemment, cette longue chaîne de traduction n'est pas sans générer des contradictions et des tensions entre les acteurs du système éducatif, preuve s'il en faut que l'évaluation est aussi une affaire de gouvernement.
Au-delà d'un recensement ou d'une cartographie inépuisable des instruments, ou même d'un intérêt pour leur genèse et leur développement, il paraît tout aussi important de considérer leurs effets. Plutôt que de s'enfermer a priori dans une critique de la rationalisation technique, on peut chercher à repérer la manière dont l'évaluation opère des déplacements au sein des institutions et des conventions structurant les modes de coordination entre acteurs. En ce domaine, les travaux d'Alain Desrosières constituent une référence lorsqu'il montre comment une statistique d'Etat, créée à l'initiative des grands corps, s'est imposée en France en renforçant la centralisation administrative et politique contre les particularismes locaux. On pourrait en dire autant de la statistique française de l'éducation qui, dans sa forme historique, répondait à une logique de contrôle des dépenses et de dénombrement de la population scolaire, avant qu'elle ne s'étende à une mesure de l'inégalité des chances puis à une mesure de l'inégalité de résultats. Ces déplacements ne sont pas neutres et témoignent des transformations durables des conventions régissant l'évaluation de l'action publique en éducation.
C'est aujourd'hui l'Etat qui est interpellé dans une de ses fonctions traditionnelles, face à l'émergence de l'« accountability » anglo-saxonne dont le « benchmarking » et les « bonnes pratiques » transforment durablement les conceptions de l'administration de l'éducation de plus en plus tentée par le management et la gouvernance. La culture de la performance, de plus en plus référée à une extension du calcul économique et à une conception de l' éducation considérée comme un investissement en capital humain, relativise progressivement les conceptions de l'intérêt général auxquelles se référait la statistique publique. A cela, viennent s'adjoindre le développement des comparaisons internationales de résultats, la construction de standards et d'indicateurs de qualité dans l'enseignement supérieur ou la formation professionnelle, l'émergence de statistiques et de tableaux de bord au niveau local, qui complexifient la nature et le format des informations collectées.
Ces nouveaux instruments sont porteurs d'enjeux importants pour le devenir des systèmes d'éducation et de formation. Ils peuvent s'apparenter à une méthode comme l'illustre la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne. Celle-ci fait suite à une décision du Conseil Européen visant à faire de l'Union Européenne l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde à l'horizon 2010. La MOC (Méthode Ouverte de Coordination) entend s'appuyer sur des indicateurs et des critères d'évaluation précis permettant de comparer les « bonnes pratiques » et de situer les Etats Membres par rapport aux meilleures performances mondiales. Phénomène d'apprentissage politique mais aussi nouvelle forme gouvernement, la MOC définit un espace de calcul qui vise à articuler étroitement les instruments de la Formation Tout au Long de la Vie et ceux de la Stratégie Européenne pour l'Emploi. C'est là que des enquêtes internationales telles que PISA servent de support à la construction d'indicateurs de d'efficacité et d'équité des systèmes d'éducation et de formation pour les pays membres. La statistique publique est aussi concernée par ses nouvelles orientations qui appellent à une recomposition des rapports entre l'Etat, les grandes organisations internationales, et d'autres agences se situant à la frontière du public et du privé. L'ensemble de ces nouveaux instruments et des nouvelles régulations contribuent-t-ils réellement à une harmonisation ou à une convergence des systèmes d'éducation et de formation au niveau européen ou à l'échelle internationale ?
L'évaluation s'aligne aussi sur de nouvelles normes ou à de nouveaux standards de qualité comme le montre l'extension des procédures de la normalisation ISO aux activités de services et de formation dans les entreprises. Caractérisant un mouvement de déréglementation à l'échelle mondiale, la normalisation par la qualité s'appuie sur des instruments puissants qui, sous couvert de neutralité politique, consacrent l'ingérence de règles privées dans le domaine des politiques publiques dans l'éducation et la formation. Acteurs locaux et groupes d'intérêt ( stakeholders ) y trouvent une légitimité en même temps que des marges d'autonomie par rapport à la réglementation étatique, alors que le processus est encouragé par les institutions européennes et les grandes organisations internationales. S'appuyant sur le consensus d'une autorégulation par les acteurs eux mêmes tout en définissant des nouvelles règles de concurrence, la normalisation par la qualité s'appuie sur des procédures d'évaluation, d'accréditation et de certification des organisations ou des individus qui relativisent la place des qualifications et des diplômes traditionnels. Elle participe aussi de la construction de marchés transnationaux du travail et de l'éducation, en même temps qu'elle organise le pilotage flexible des services d'enseignement. En plein développement dans l'enseignement supérieur et la formation professionnelle, nombreux sont les motifs avancés pour justifier ces nouveaux instruments : efficacité, transparence, flexibilité, gouvernance, employabilité, compétitivité, mobilité, bonnes pratiques, etc…Sont-ils de simples mots d'ordre ou répondent-t-ils vraiment à des changements en profondeur des politiques nationales ?
L'évaluation participe de l'édification d'un nouveau système d'information sur les systèmes d'éducation et de formation où le progrès se mesure à l'aune de l'amélioration de la performance : cadres, enseignants, élèves sont invités à acquérir les compétences nécessaires à l'entrée dans la société de la connaissance. S'il procède d'un alignement sur l'agenda politique anglo-saxon, les instruments mis en place n'en constituent pas moins une nouvelle infrastructure où les classifications et les catégories dessinent un nouvel ordre éducatif au niveau européen. En effet, les travaux statistiques en cours, qui mobilisent experts et institutions internationales dans des réseaux croisés, s'attachent à produire de nouveaux formats de collecte de l'information permettant de mieux circonscrire l'éducation formelle, non-formelle, et informelle. Dans une visée prospective, ces instruments anticipent les caractéristiques futures des systèmes d'éducation et de formation en fournissant une représentation des organisations, des politiques, mais aussi des individus, en rupture complète avec les conventions de l'Etat éducateur. Plus qu'un phénomène de path dependency , ces nouvelles formes de classification se réifient dans des représentations, et sans doute à terme dans des conventions, qui ne manqueront pas d'orienter la décision politique et la visée du bien commun. On conçoit alors que le fait de rendre visibles certains aspects au détriment d'autres jugés moins pertinents peut susciter débats et controverses sur des questions de justice. Dans ce cas, quel rôle joue l'expertise dans la conception des instruments et l'orientation des discussions ? Quelles sont les garanties démocratiques qui leur sont associées ?
Enfin, les instruments de l'évaluation contribuent à une recomposition de l'articulation entre l'Etat et les territoires, dans les pays de tradition centralisatrice comme dans ceux qui ont construit leur système éducatif à partir d'une forte autonomie locale. Pour les premiers, il s'agit d'accompagner des processus de déconcentration ou de décentralisation de l'action publique en élaborant des techniques ou des outils jugés plus efficaces et mieux adaptés aux besoins des acteurs régionaux ou locaux. Pour les seconds, à des fins d'harmonisation ou de convergence au niveau national ou fédéral, l'Etat utilise l'évaluation pour mettre en œuvre des politiques d'incitation à l'innovation ou à la performance. Mais il existe également des phénomènes de mimétisme ou de coopération transversaux aux Etats qui, en débordant les frontières nationales, contribuent à faire circuler les instruments en produisant des référentiels communs. Ces configurations multiples s'élaborent sur différentes figures du compromis mais elles génèrent aussi parfois des tensions dans la définition des objectifs et la spécification des procédures attachées à l'évaluation. On en trouve des illustrations dans le processus de décentralisation de la formation professionnelle en France, dans l'accentuation du pluralisme du système éducatif en Belgique ou au Québec, dans les tensions générées par une prise de contrôle des autorités locales en Grande-Bretagne, ou dans la résistance de la société civile à l'ingérence de l'Etat fédéral aux Etats-Unis. Dans quelle mesure l'évaluation, se positionnant entre centralisation et décentralisation, contribue-t-elle à concilier des points de vue antagonistes autour d'une même conception du bien commun ?
Autant de thèmes et de questions qui, sans prétendre à l'exhaustivité, démontrent l'étendue et le rôle de l'évaluation comme instrument de gouvernement. Il va de soi que les contributions à ce colloque ne manqueront pas de préciser, d'enrichir, d'infléchir, voire d'infirmer ou de confirmer certaines de ces propositions. Mais là est l'essence du débat scientifique, sa qualité en étant assurée par la diversité et la richesse des interventions mobilisant des chercheurs, des experts, des décideurs provenant d'horizons différents.
Desrosières A., 2003, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique , La Découverte, Paris.
Lascoumes P., Le Galès P., 2004, Gouverner par les instruments , Paris, Presses de Sciences Po
Latour B., 1989, La Science en action , Paris, La découverte
Spécial Alain Desrosières, Courrier des statistiques, Hors-série mai 2005,