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L'évaluation dans une société pilarisée et un état plurilingue : l'exemple de la Belgique

por adminÚltima modificación 20/06/2006 11:56

Communication de Jean-Émile Charlier

Jean-Émile Charlier 1

En Belgique, les questions essentielles du financement des écoles et de la reconnaissance des programmes d'études et des diplômes dans un enseignement en voie de massification ont été traitées par le Pacte scolaire conclu entre les trois grands partis traditionnels qui fut ratifié par la loi du 29 mai 1959. Sans résoudre tous les problèmes posés à l'enseignement depuis l'indépendance du pays, ce texte a mis fin à de très longues querelles en consacrant le droit de l'État à agir comme pouvoir organisateur de l'enseignement et en reconnaissant la légitimité des subventions accordées aux écoles libres confessionnelles. La question de l'évaluation en est absente : les jurys d'examen sont désignés par les écoles qui gardent une grande liberté en matière de programme, de méthodes pédagogiques et d'horaire. Aucune épreuve standardisée n'est mise en place ni à l'intérieur de chaque réseau ni, a fortiori, entre les réseaux. Chaque pouvoir organisateur (l'État, les communes et provinces, les congrégations religieuses, les autorités épiscopales, etc.) acquiert le droit incontesté de bâtir les filières d'études qui lui paraissent opportunes, il évalue souverainement et selon des critères dont il ne doit rendre compte à quiconque les élèves qui s'y inscrivent et il leur délivre un diplôme ayant valeur officielle.

Si ce mode de fonctionnement peut aujourd'hui sembler aberrant, il ne l'est pas du tout au moment où il est mis en place. Son objectif explicite est de soutenir le mouvement de démocratisation-massification de l'enseignement qui s'est manifesté depuis la fin de la guerre. Pour ce faire, il faut élargir l'offre scolaire autant que faire se peut en mobilisant tous les opérateurs, sachant que la question des débouchés ne se pose pas : tout demandeur diplômé ou non trouve à s'employer, les tensions sur le marché du travail sont telles qu'elles entraînent le recours massif à de la main-d'œuvre étrangère. Ce qui signifie aussi que l'évaluation de la qualité de l'enseignement n'est pas (encore) à l'ordre du jour, le diplôme est d'abord un marqueur de l'ambition professionnelle et des habiletés sociales et culturelles de son détenteur ; celui-ci doit les faire valider sur le lieu de travail où la possibilité lui est offerte d'acquérir les compétences techniques et instrumentales qui lui seront nécessaires dans l'exercice de son métier. S'il est efficace pour réguler l'accès au marché de l'emploi et les demandes pressantes de mobilité sociale, le modèle a aussi l'avantage de permettre aux autorités publiques de ne pas intervenir dans le débat infiniment délicat des qualités respectives des divers réseaux. Le système éducatif n'était pas incité à viser l'excellence puisque tous ses produits étaient immédiatement valorisés, sa gestion pouvait donc être alignée sur un autre objectif, à savoir le maintien de la paix interne, qui ne pouvait être obtenue qu'en accordant à chaque faction, à la seule condition qu'elle permette que chacune des autres factions soit elle aussi comblée, les avantages qu'elle revendiquait le plus âprement.

Ce modèle fit ses preuves, mais il ne pouvait fonctionner qu'en situation de pénurie de personnel qualifié, qui transforme chaque diplôme en un bien rare dont le détenteur peut se valoriser comme tel. À l'aube des années '70, les textes de loi instituant le rénové et fixant les règles de financement des universités ont donné d'ultimes bases à cette conception de l'enseignement. Tous deux lient la hauteur de la subvention octroyée à chaque établissement au nombre d'élèves ou d'étudiants pondéré par leur orientation, sans qu'un plafond soit préalablement fixé au budget de l'enseignement. Il n'est toujours pas question d'évaluation à ce moment, le titre scolaire est un bien qui ne peut être rabattu sur des données monétaires.

Le chômage massif des diplômés qui s'est manifesté de façon spectaculaire à partir de 1974 a fait évoluer les conceptions de l'enseignement. Les familles les plus averties ont rapidement dirigé leurs enfants vers les filières sélectives, une hiérarchie des écoles et des options s'est affirmée, qui a limité le brassage social que la démocratisation de l'enseignement devait réaliser. Les moyens ont fait défaut pour exécuter les décisions prises précédemment, la gestion selon une formule d'enveloppes ouvertes est devenue impossible, des coefficients réducteurs et d'autres subterfuges ont été mis en œuvre pour parvenir à boucler les budgets.

La fonction de signalement assurée par le diplôme s'est affinée. Il ne fallait plus désormais être seulement porteur d'un titre, il fallait encore qu'il soit qualifié parce qu'il émanait d'une institution prestigieuse ou couronnait un parcours d'épreuves astreignantes et lourdes. L'argent public dépensé à former de multiples diplômés chômeurs devait être réorienté, en 1986, un rapport réalisé par Mac Kinsey aboutissait à la conclusion selon laquelle l'enseignement belge était le plus coûteux d'Europe. Les tentatives de contrôler les dépenses par les décisions de Val Duchesse, en 1986, se soldèrent par un échec. Surtout, elles conduisirent à la communautarisation de l'enseignement. Le premier janvier 1989, chaque communauté se trouva pleinement responsable de son enseignement. Dans les mois qui suivirent, une cellule de programmation fut mise en place du côté néerlandophone, tandis que les francophones discutaient des conditions auxquelles un système de pilotage de l'enseignement pourrait être efficace.

Dans les années qui ont suivi, des rapports convergents (OCDE 1991, TIMSS 1995, PISA 2000 et 2003) ont révélé qu'en plus d'être le plus coûteux d'Europe, l'enseignement secondaire belge francophone faisait partie des moins équitables et se révélait nettement moins efficace que l'enseignement néerlandophone. Aucun élément ne plaide plus en sa faveur : les données recueillies et abondamment commentées suggèrent non seulement qu'il n'est pas démocratique mais que, de surcroît, il n'assure pas une formation de qualité à l'élite. L'évaluation est dès lors à l'ordre du jour, alors que les communautés linguistiques du pays ont des conceptions de plus en plus contrastées sur les missions de l'enseignement.

Le détour par les positions adoptées par rapport à l'enseignement supérieur aide à comprendre les missions que chaque communauté veut attribuer à son système éducatif :

•  En 1997, le Rapport Dillemans, en proposant de promouvoir des universités d'excellente qualité ( volwaardige ) plutôt que complètes ( volledige ) a rompu avec le modèle national. Les décennies précédentes avaient visé à couvrir le territoire d'établissements afin de permettre à chacun de suivre les études de son choix sans être embarrassé par des problèmes matériels. L'option pour les universités d'excellente qualité, opposées dans le discours aux universités complètes signifie aussi que la mission fixée à l'institution est de se révéler compétitive sur le marché international et non de se mettre au service des populations pour soutenir leur effort de promotion individuelle et collective.

- Les pays et sous-ensembles politiques responsables de l'enseignement sur leur territoire furent invités à co-signer la déclaration de la Sorbonne en 1998. Sept entités le firent, parmi lesquelles les communautés néerlandophone et germanophone de Belgique. Leur empressement à se mettre dans un peloton où figuraient essentiellement des entités périphériques par rapport à l'Union (Roumanie, Bulgarie, République tchèque, non encore intégrées à ce moment, Suisse et Danemark) montre surtout leur volonté de sortir de ce qui a pu apparaître comme un modèle belge. La référence à une construction internationale était, dans tous les cas, vue comme meilleure que la référence nationale. L'identité des Néerlandophones et des Germanophones trouvait de meilleurs appuis hors du cadre de la Belgique.

•  En 2001, à Prague, les représentants de la Communauté française de Belgique se sont alliés à ceux de la France pour faire accepter par tous les pays engagés dans le processus de Bologne que l'enseignement supérieur devait rester un bien public. Cette position, que rejettent avec force les pays les plus libéraux, continue d'accorder une importance majeure aux effets de mobilité sociale que peut enclencher l'enseignement supérieur.

•  En 2003, un organisme commun d'accréditation des établissements d'enseignement supérieur a été mis en place par les autorités de Flandre et des Pays-Bas. Il se veut un modèle pour le reste de l'Europe et envisage d'être à la base d'un rassemblement plus large de pays.

- En 2005, les écoles supérieures de la Communauté germanophone, transcendant les réseaux, ont décidé de fusionner pour ne plus former qu'une seule haute école, fédérant tous ses membres dans une seule identité communautaire.

Plus plurielle que jamais, la Belgique voit cohabiter des systèmes éducatifs dont les fonctions sont désormais différentes selon les communautés. Le débat sur les modalités et les méthodes d'évaluation pourrait donc y prendre des accents très vifs. Tel n'est pourtant pas le cas, chaque communauté s'approprie les résultats des tests internationaux de la façon qui lui convient, le dialogue inter-communautaire n'existe guère en cette matière.

1 Jean-Émile Charlier, Groupe de Recherche Sociologie Action Sens (GReSAS), Facultés universitaires catholiques de Mons (FUCaM), Chaussée de Binche 151, B-7000 Mons, tél +32 (0) 65 32 33 93, fax +32 (0) 65 32 33 65, mailto charlier@fucam.ac.be

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