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La réécriture du modèle de ‘justice’ de l’État providence par la Commission européenne : vers l’individuation des parcours

Par adminDernière modification 20/06/2006 00:18

Communication de Roser Cussó pour l'atelier 2 "Les politiques d'orientation à l'épreuve des inégalités"

Roser Cussó
Maître de conférences
Département de sociologie, université Paris 8 - Saint Denis
rosercusso@hotmail.com

La Commission européenne (CE) encourage la réforme des systèmes éducatifs des Etats membres de l'Union (enseignements de base, secondaire, supérieur, formation). La consolidation d'une économie basée sur la connaissance ; la mondialisation (mobilité des capitaux, concurrence internationale) et les nouveaux besoins du marché de travail (formation tout au long de la vie, adaptabilité, compétences) justifieraient des transformations plus ou moins profondes de l'école et de l'université. En parallèle, il est argumenté que les « politiques traditionnelles » seraient moins porteuses de « justice » dans le domaine de l'enseignement, nécessitant leur renouvellement.

A partir de là, il s'opère, entre autres, une présentation de ce que ces politiques traditionnelles manqueraient. C'est surtout la définition d'un nouveau modèle politique axé, entre autres, sur l'individualisation des parcours qui laisse transparaître le décalage de l'« ancien » (à la fois redéfinit et simplifié).

En effet, bien que le lecteur puisse comprendre qu'il s'agit des politiques propres à l'Etat-Providence et/ou des politiques redistributives, l'ancien modèle n'est pas vraiment décrit dans ces termes. Il apparaît par contraste avec la définition de la Société de la connaissance : « Alors que les politiques traditionnelles ont eu tendance à trop insister sur les dispositifs institutionnels, l'éducation et la formation tout au long de la vie se concentrent sur les personnes et sur les projets collectifs visant à créer une société meilleure. » Ainsi, la Société de la connaissance de la CE comporte, non seulement une interprétation des évolutions socioéconomiques récentes, mais surtout la définition d'un nouvel espace public assortie d'une nouvelle perception des politiques publiques en termes de « justice ».

Dans ce sens, il est explicitement souligné que la nouvelle Société de la connaissance doit s'appuyer sur la redéfinition des « relations sociales » et des « institutions » préexistantes. M.-J. Rodrigues (responsable politique activement investie dans la définition de la stratégie de Lisbonne 1) considère que : « si cette incapacité [des institutions et des relations sociales] à s'adapter au nouveau paradigme devrait se poursuivre, la croissance économique en pâtirait, et le risque de chômage et d'exclusion sociale s'en trouverait accru » (Rodrigues, 2005 : 14) 2. On peut donc identifier une certaine responsabilisation morale d'un modèle jugé dépassé.

Quelles sont donc les réformes scolaires, des relations sociales et des institutions qui, selon la CE, mèneraient à une politique d'éducation plus « juste » ? Nous avançons cinq points :

•  La transformation de la répartition des responsabilités des acteurs politiques et sociaux.

•  L'émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux dispositifs plus aptes à la gestion et/ou à la prise de décision dans le cadre scolaire et universitaire.

•  Le développement de nouveaux financements.

•  Le partenariat ; le consensus politique et les consultations.

•  La transformation du contenu scolaire et universitaire : développement et la mise à jour des compétences, individuation des parcours, adaptation aux besoins de l'emploi.

Dans le cas de la réforme de l'enseignement supérieur, ces cinq points se concrétisent dans un bon nombre d'orientations : (i) d'abord le constat de l'inefficacité des pouvoirs publics dans la prise en compte des (nouveaux) principes de justice (multiplications des parcours et des orientations, mobilité) ; (ii) la nécessité de promouvoir les contacts entre le monde universitaire et le monde de l'entreprise (gage d'indépendance)  ; (iii) le besoin d'augmenter les investissements privés (plus efficaces) ; (iv) l'évidence du développement d'un consensus politique autour de la réforme (labellisation comme garantie de qualité) ; (v) la réforme du contenu des enseignements plus proches de la formation professionnelle (compétences).

1. Les nouveaux principes de justice évoqués par la CE se fondent sur le besoin d'améliorer l'accès aux études des étudiants et de permettre la diversification des cursus. La mobilité (souhaitée) de ces derniers (et des chercheurs) serait également en jeu. Ces idées présupposent que les intérêts des étudiants et des chercheurs ne seraient suffisamment pris en compte dans la majorité d'universités européennes. Les acteurs « traditionnels » de l'université ne seraient plus en mesure de juger ces intérêts : « L'absence d'une reconnaissance simple et rapide à des fins académiques ou professionnelles constitue aujourd'hui un obstacle majeur à la mobilité des chercheurs. » (CE, 2003c). Plus grave, les universités, par leur tendance à l'uniformité, provoqueraient l'exclusion de certains groupes sociaux : « La plupart des universités ont tendance à proposer les mêmes programmes monodisciplinaires et méthodes traditionnelles orientés vers le même groupe des étudiants ayant le plus d'aptitudes scolaires –ce qui entraîne l'exclusion de ceux qui ne se fondent pas dans le modèle standard. » (CE, 2005b).

2. L'université devrait entretenir une relation plus étroite avec le monde de l'entreprise : « L'enseignement supérieur européen […] reste aussi fortement isolé de l'industrie, avec qui le partage de connaissances et la mobilité restent limités. En conséquence, un nombre trop élevé de diplômés (même du niveau le plus élevé de l'enseignement) ne possèdent pas l'esprit d'entreprise et les qualifications dont a besoin le marché du travail. » (CE, 2005b). Très important, la CE signale : « La plupart des universités sont largement dépendantes de l'État et mal préparées à la course mondiale au talent, au prestige et aux ressources. » (CE, 2005b).

3. L'augmentation des financements privés dans l'enseignement supérieur est directement liée à l'objectif de diminuer la « dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics » mais aussi à la redéfinition du rôle des pouvoirs publics dans la détermination des objectifs des systèmes d'enseignement. D'une part, les pouvoirs publics sont appelés à fournir un financement minimum, le reste des ressources nécessaires devant être complété par les entités privées : « Confrontées à des niveaux d'investissement privés comparativement bas et à des rendements privés de l'éducation universitaire comparativement élevés, la principale responsabilité des pouvoirs publics est non seulement de continuer à fournir aux établissements d'enseignement supérieur et aux étudiants un niveau suffisant de financement public, mais aussi de trouver des moyens de l'augmenter en accroissant et en diversifiant les participations privées à l'enseignement supérieur. » (CE, 2003a). D'autre part, le marché de l'emploi devrait voir renforcées ses fonctions de régulation et d'allocation financière : « Une inadéquation des qualifications offertes et demandées reflète de ce point de vue une utilisation non optimale des ressources. » (CE, 2003a).

4. Dans ce modèle politique et social plus « juste », la confrontation politique ne serait pas de mise (manifestée éventuellement à travers les consultations). On tendrait plutôt vers une répartition responsable des devoirs et des responsabilités dans le domaine de l'enseignement : «  Tous les acteurs sont responsables de coopérer dans le domaine de l'éducation et de la formation tout au long de la vie […] et d'encourager les individus à prendre en charge leur propre apprentissage. » Plutôt que le contrôle politique du système d'enseignement, le développement des labels de qualité serait à mieux de garantir la qualité des universités de manière indépendante.

5. La redéfinition du cursus universitaire est évoquée de manière relativement détaillée : « Les contacts entre les mondes de l'éducation et du travail (organisations professionnelles, employeurs, unités de recherche, etc.) peuvent contribuer à façonner de meilleurs cursus et à encourager des contributions privées plus élevées à l'éducation et à la formation. » (CE, 2003a).

Cette communication s'appuierait principalement sur l'analyse des textes officiels de la CE (voir annexes), privilégiant la citation directe (mise en contexte et analysée) des passages qui évoquent le fonctionnement du modèle politique « antérieur » (ou à travers les propositions nouvelles).

Dans l'analyse de la relecture de l'Etat-Providence, nous soulignerons davantage l'omission de la CE de l'équilibre social et politique historiquement construit autour de l'enseignement et de la recherche (aussi bien qu'à la tension sociale et politique qui y est associée) pour développer un imaginaire (perceptible déjà par son homogénéité), qui s'avère pourtant aujourd'hui extrêmement puissant. Par exemple, la « dépendance » des universités aux pouvoirs publics serait définie faisant abstraction non seulement de l'autonomie universitaire, mais également de l'interaction critique entre le monde universitaire et les pouvoirs publics. La relecture de la CE amène également vers la considération de l'Etat comme étant un acteur parmi d'autres, avec des intérêts parfois éloignés de l'intérêt général qu'il faut contrecarrer. En parallèle, la responsabilisation dans le financement de l'enseignement ; «  prendre en charge leur propre apprentissage » ; disposer des filières de formation adaptées, labelliser les universités, etc. seraient des libertés et des autonomies retrouvées, (Crozier, 1963) 3.

Nous soulignerons également la montée de la philosophie morale dérivée des travaux de J. Rawls qui fait, depuis longue date, davantage référence aux questions de « justice » qu'aux questions politiques (dans le sens de confrontation de projets politiques différents). La moralisation des textes de la CE témoigne de cette montée et la soutient.

Mes travaux proches au sujet :

Cussó, R. (2006 –à paraître) « La société de la connaissance : mondialisation, compétitivité, réforme, partenariat », Revue Mots, ENS Editions , Paris (numéro à déterminer).

Cussó, R. (2006 –à paraître) « La rhétorique de la société de la connaissance et l'Europe : vers un rétrécissement de l'espace public », Revue de l'Institut de Sociologie , Bruxelles (numéro à déterminer).

Cussó, R. (2006–à paraître) « Malgré les consultations : vers une adaptation accrue de l'enseignement au marché du travail en Europe », Actes du Colloque de l'Institut de Sociologie Vivre ensemble au XXIe siècle , 6-7 octobre 2005, Bruxelles.

Cussó, R. (2006–à paraître) « La Commission européenne et l'enseignement supérieur : les universités au-delà de Bologne », soumis aux Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs , n°5, septembre.

Annexe 1. Corpus de textes de la Commission européenne sur l'enseignement et la formation

CE, 1995, Livre blanc sur l'éducation et la formation. Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive , COM(95) 590.

CE, 2000, Mémorandum sur l'éducation et la formation tout au long de la vie. Document de travail des services de la commission des Communautés européennes SEC(2000) 1832.

CE, 2001a, Les objectifs concrets futurs des systèmes d'éducation COM (2001) 59.

CE, 2001b, Projet de programme de travail détaillé sur le suivi du rapport concernant les objectifs concrets des systèmes d'éducation et de formation COM (2001) 501.

CE, 2001c, Réaliser un espace européen de l'éducation et de formation tout au long de la vie COM (2001) 678.

CE, 2002, Critères de référence européens pour l'éducation et la formation : suivi du Conseil européen de Lisbonne COM (2002) 629.

CE, 2003a, Investir efficacement dans l'éducation et la formation : un impératif pour l'Europe COM (2002) 779.

CE, 2003b, Education + formation 2010 – l'urgence des reformes pour réussir la stratégie de Lisbonne COM (2003) 685.

CE, 2005a, Moderniser l'éducation et la formation : une contribution essentielle à la prospérité et à la cohésion sociale en Europe, COM(2005) 549.

Annexe 2. Corpus de textes de la Commission européenne sur l'enseignement supérieur

CE, 2003c, Le rôle des universités dans l'Europe de la Connaissance, COM(2003) 58.

CE, 2004a, Rapport de la CE sur la mise en œuvre de la recommandation 98/561/CE du Conseil du 24 septembre 1998 sur la coopération européenne visant à la garantie de la qualité dans l'enseignement supérieur, COM(2004) 620.

CE, 2004b, Recommandation du Conseil et du Parlement européen concernant la poursuite de la coopération européenne visant la garantie de la qualité dans l'enseignement supérieur, COM(2004) 642.

CE, 2005b, Mobiliser les cerveaux européens: permettre aux universités de contribuer pleinement à la stratégie de Lisbonne, COM(2005) 152.


1 En 2000, le Conseil européen organise, sous la présidence de M.-J. Rodrigues, un groupe international d'experts qui prépare un premier draft de la stratégie de construction de la société européenne de la connaissance.

2 Rodriguez, M.-J. (dir.), 2005, Vers une société européenne de la connaissance. La stratégie de Lisbonne (2000-2010) , Editions de l'ULB, Bruxelles.

3 Crozier, M. (1963) Le phénomène bureaucratique: essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel , Seuil, Paris.

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