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Le primaire dans le prisme du secondaire : les fins et contenus des "humanités" du peuple en débat (1878-1890)

von adminZuletzt verändert: 20.06.2006 00:07

Communication de Patrick Dubois pour l'atelier 1 "Mise en perspective historique : l'étude de la manière dont le modèle de l'égalité des chances s'est construit aide-t-elle à expliquer la manière dont il se délite ?"

Patrick Dubois
UMR Éducation & Politiques, INRP / Lyon 2
patrick.dubois7@wanadoo.fr

Avant que la notion d'égalité des chances ne s'introduise dans le débat public au début du XXe siècle, les lois scolaires républicaines des années 1880 avaient été mises en œuvre au nom d'un idéal civique et social dont les idées de justice et d'égalité n'étaient pas absentes. C'est d'ailleurs ce qui émerge du discours commémoratif consacré à Jules Ferry, à partir de sa disparition en 1893 : la célébration de sa politique scolaire est orchestrée selon une rhétorique assez uniforme, inscrivant le détail de son action publique dans l'unité d'une même "œuvre" ou d'un même "dessein", dont les principes auraient été posés dès l'aube de sa vie politique, dans le discours "sur l'égalité" prononcé par le jeune député de Paris à la salle Molière en avril 1870. Ce qui fait aujourd'hui problème, la distance que nous percevons entre, d'une part, cette promesse d'arracher l'enseignement à l'arbitraire des fortunes individuelles, en favorisant "la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école" 1, et, de l'autre, la mise en place d'un "système national d'instruction publique" 2 maintenant la forte séparation des ordres d'enseignement, est absent de ces textes ou discours. Lorsque, rarement, l'accès de l'ordre secondaire aux enfants issus du primaire est évoquée, elle est moins problématisée que prise dans des rhétoriques qui en suggèrent la possibilité au moins formelle, tel celui qui mobilise l'image – singulière – de circulations inverses de réalités hétérogènes : l'"infiltration" descendante des savoirs produits par l'Université et l'ascension, en sens contraire, grâce aux bourses, des éléments du peuple les plus méritants (ce que Liard appelle "la montée continue des valeurs" et Rambaud "la facilité donnée aux élèves les plus méritants de s'élever de l'enseignement élémentaire à celui des lycées et des facultés") 3. Ce qui disparaît sous les images, c'est le fait, brut, de l'offre parcimonieuse des bourses réservée aux "plus méritants" des milieux populaires, qui n'auraient pas eu besoin de manifester leur excellence pour franchir les portes du lycée s'ils étaient nés dans un autre milieu. Certains écrits, rares, il est vrai, laissent entendre dès les années 1880 à l'élite du peuple instituteur – lecteur, par exemple, du Dictionnaire de pédagogie – que "l'instinct de justice" appelle des réformes qui abaissent les barrières entre l'école primaire et le lycée "et permettent de passer, sans un effort extraordinaire, de l'une à l'autre" 4. Mais, sous bénéfice d'inventaire, la dénonciation, même feutrée, de l'"inégalité démocratique" de ce cloisonnement presque étanche des ordres n'est pas formulée par le personnel politique républicain des "années héroïques" de la IIIe République. Lorsque "le progrès des idées de fraternité et d'égalité démocratiques" est évoqué et qu'un "symptôme heureux de la fusion progressive des classes sociales" est repéré, dans le droit fil du discours de la salle Molière, c'est plutôt pour souligner ce léger frémissement qui conduit quelques familles "aisées et de la classe moyenne" à scolariser leurs enfants dans les écoles communales 5.

On sait comment ce qui n'a presque pas été problématisé dans les années 1880 à 1900, l'a été de plus en plus fortement au cours de la première moitié du XXe siècle, avec la revendication d'une école unique, puis a refait surface, sous une forme souvent polémique, à la fin du même siècle, dans le débat public sur la crise de l'école : publicistes "néo-républicains", d'un côté, détracteurs du "mythe égalitaire ferryste" de l'autre, se sont renvoyé leurs convictions, tantôt d'une école républicaine, ordonnée dès sa fondation à "l'idée d'égalité dans sa signification la plus réelle", grâce à l'universel libérateur qu'enveloppe le concept d'instruction publique 6, tantôt d'une instruction publique fabriquant une "discrimination sociale" voulue et instituée par ses fondateurs républicains 7.

Dans la présente communication, nous tenant à distance de ce débat sur la réalité de la promotion sociale par l'école républicaine de 1880, ou son leurre, appréciées à l'aune d'une revendication plus tardive d'égalité des chances que notre école peine toujours à réaliser, nous prendrons comme objet la réfraction du discours scolaire républicain des ordres d'enseignement et des principes de justice qui l'inspirent, dans la littérature destinée au monde enseignant primaire des années 1880.

On centrera l'analyse sur deux principes de justice qui structurent, avec d'autres 8, le discours scolaire républicain de la période. Le premier semble, au rebours de toute justice, se résigner plutôt à une "nature des choses" : il justifie une instruction publique qui, s'accordant à la stratification sociale, achemine les élèves vers les professions "auxquelles les prédestine le milieu social" 9. Mais face à cette loi sociale d'airain, le pouvoir politique peut composer à la marge, selon une justice en quelque sorte corrective, d'une part, en développant autant que possible les structures propres à l'ordre inférieur (enseignement primaire prolongé sous ses diverses formes), leurs scolarisations, leurs programmes, leur extension – appropriée aux spécificités locales – sur le territoire national, et, d'autre part, en autorisant, par le biais de bourses, quelque accès à l'ordre secondaire des meilleurs éléments des couches populaires. Ce sont les "deux larges issues" par lesquelles Ferry soutient dès 1881 que l'enseignement primaire républicain mènera "à tout" 10. Dès ce premier niveau, proprement institutionnel, le principe de justice est délimité dans ses applications à partir de ce qui peut le pervertir : ainsi, pour l'enseignement primaire supérieur, le "louable empressement" des populations à souhaiter une offre d'enseignement appropriée à la diversité des situations locales trouverait ses limites si, par défaut de vigilance des pouvoirs publics, la "vanité des familles" ou l'"amour-propre des municipalités" détournait les établissements de leur destination initiale pour les transformer en une "contrefaçon malheureuse" d'un niveau d'enseignement supérieur 11.

Le second principe est celui qui a conduit les républicains de gouvernement, à côté des mesures institutionnelles et matérielles que l'on connaît - gratuité, obligation, sécularisation – engagées pour renforcer l'offre publique d'enseignement primaire et la soustraire au magistère de l'Église, à un travail complémentaire de requalification symbolique de cet ordre d'enseignement. Le syntagme d'"éducation libérale" utilisé par Ferry, signifiant flottant ouvert à une diversité d'interprétations, joue ici un rôle central, puisqu'il définit pour toute l'instruction publique – et donc particulièrement pour l'enseignement primaire – un principe de "commune humanité" qui, tout en maintenant la séparation des ordres d'enseignement, affirme leur unité symbolique et leur commune finalité pédagogique : que chacun des ordres, en son genre, soit toujours "éducatif" et jamais seulement "utilitaire", c'est-à-dire étroitement finalisé par l'accès à un métier ou à une profession 12. Mais quel sens accorder à cet objectif dans l'école populaire ? N'ouvrait-on pas par là une boîte de Pandore qui pouvait s'avérer dangereuse ? Comment comprendre cette participation à l'esprit du secondaire sans détourner le primaire de sa finalité sociale ni courir le risque d'enfanter de tristes bataillons de "déclassés" ? Du Conseil supérieur aux revues d'opinion et à la presse professionnelle, l'"éducation libérale" a ouvert un large débat sur les fins et les moyens de l'école populaire : la culture des facultés de l'esprit est-elle compatible avec la nécessité de s'équiper en peu d'années d'un bagage de savoirs utiles ? Les prétentions éducatives des mathématiques ou des sciences physiques sont-elles fondées ? Faut-il refuser toute place au sentiment religieux, même a-dogmatique, dans cette éducation populaire aux "humanités" ? Peut-on sans risque – pour l'enseignement secondaire, notamment - étendre à l'ordre primaire l'universalisme des "humanités" et prétendre que lui aussi a vertu à "ajouter à l'âme de l'enfant l'âme de l'humanité entière" 13 ? En deçà des arrangements au quotidien sans doute innombrables – quoique nous n'en ayons presque aucune trace – que devaient bricoler les destinataires de ces textes, dans la confrontation quotidienne avec les contraintes de l'exercice professionnel, le discours pédagogique à destination du monde enseignant primaire des années 1880, mis en forme par des auteurs qui ne sont pas toujours familiers de cet ordre d'enseignement, laisse entendre des voix disparates, dans la déclinaison de ses prescriptions, depuis les mises en forme les plus générales jusqu'au détail de la définition du matériel et des pratiques conformes, traduisant des positionnements hétérogènes sur la "culture primaire", ses extensions souhaitables et ses limites indispensables. Peut-on pour autant parler de diversification des points de vue de justice ? L'étude s'appuiera sur trois sources principales : le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, la Revue pédagogique et le Manuel général (1880-1890).

1 "Discours sur l'égalité d'éducation", dans Robiquet P. (dir.), 1893, Discours et opinions de Jules Ferry , t.1, 283-305.

2 J.Ferry, "Rapport au Président de la République (29 octobre 1881)", Revue pédagogique , 1881-2, 678.

3"Le système général que concevait Jules Ferry, c'était donc des hauteurs de l'enseignement supérieur, à travers les couches stratifiées de l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire, une infiltration continue des idées, et, en retour, par le moyen des bourses, de l'enseignement primaire à l'enseignement secondaire, de l'enseignement secondaire à l'enseignement supérieur, la montée continue des valeurs" (Liard, 1907,"L'œuvre scolaire de Jules Ferry", Revue pédagogique , 1907-1, p.142).

4 Jules Steeg, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire , 1 ère partie, p.1752.

5 Compayré, 1891, Etudes sur l'enseignement et sur l'éducation , Hachette, p. 95.

6 "Par sa nature (enseigner l'universel), l'instruction républicaine est le moyen républicain de réaliser l'égalité et de transformer la société" (J.-L. Poirier, dans Coutel C. & Badinter E., dir. (1991), La République et l'école. Une anthologie , Presses-Pocket, 71.

7 "La discrimination sociale et sexuée est le principe même de cette école" (Nique C. & Lelièvre C. ,1993, La République n'éduquera plus. La fin du mythe Ferry , Plon, 49).

8 Par exemple, celui sur l'égalité des sexes devant l'instruction, dans des structures séparées.

9 J.Ferry, rapport au Président de la république, 29 octobre 1881, Revue pédagogique , 1881-2, 676.

10 "L'enseignement primaire ne menait à rien ; il mène à tout aujourd'hui par deux larges issues : par le nouvel enseignement complémentaire professionnel, et par l'enseignement secondaire directement rattaché à l'enseignement élémentaire par la nouvelle ordonnance de ses programmes et le bienfait incessamment accru des bourses d'Etat" (Rapport au Président de la république, 29 octobre 1881, Revue pédagogique , 1881-2, 677).

11 J.Ferry, rapport au Président de la république, 29 octobre 1881, Revue pédagogique , 1881-2, 675-676. En arrière fond de ce danger, la hantise du "déclassement social", généré par l'ignorance des lois du monde social, est un topique de la période : "les élèves qui sortent des écoles primaires supérieures de Paris… ne vont plus à l'atelier, ils ne vont plus dans les industries ; ils envahissent les administrations ; ils veulent devenir des fonctionnaires ; ils veulent grossir le nombre des candidats aux postes des ministères" (Viénot, Congrès du Havre, 1885, cité par Compayré, op.cit ., 152-153).

12 Pour l'enseignement secondaire, voir les réformes de 1880.

13 Fouillée, A., "L'organisation morale et sociale de l'enseignement. 1. Les humanités scientifiques", Revue des Deux-Mondes , juillet-août 1890, p.288.

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