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L'équité en éducation et la crise de l'État Providence

Par adminDernière modification 19/06/2006 23:53

Communication de Luciano Benadusi pour la séance plénière du 16 mai "La prise en compte des diversités et ses ambiguïtés"

Luciano Benadusi
Université de Rome

L'objet de cet article est d'examiner le lien entre la politique éducative et les nouvelles formes de politique sociale qui prennent forme suite à la crise de État providence traditionnel. Notre analyse sera éclairée par le concept normatif d'équité, concept plus complexe que celui d'égalité, longtemps prédominant.

L'idée que la fin des années 80 a marqué le terme de « l'âge d'or de État Providence » et le début de la crise est largement partagée à la fois dans le débat politique et dans la littérature des sciences sociales. Mais il existait plusieurs modèles État providence qui correspondaient à des conceptions différentes de la justice sociale. Le lien entre les politiques sociales et l'éducation était lui-même différent.

Selon Heidenheimer (1981), entre la fin du 18ème siècle et le début du 19ème, deux modèles distincts État providence (liés à deux conceptions différentes de la justice sociale) ont vu le jour dans les sociétés occidentales : le modèle nord-américain et le modèle européen. Le premier place l'individu au centre et la méritocratie constitue la base du développement social et personnel, l'idéal d'une société juste ou équitable. Cette forme État providence implique une forte concurrence entre les individus, tout d'abord à l'école, ensuite dans la société, et il correspond à un système décentralisé où l'accent est mis sur les capacités et les résultats. Ce système vise à l'égalité des chances dont l'éducation constitue le levier déterminant. Il s'agit en fait de la voie principale par laquelle s'effectue la mobilité sociale parce qu'ici la sélection des individus s'organise sur la base de la réussite et non d'une position sociale déterminée.

Le second, modèle bismarckien, a vu le jour en Allemagne (mais d'autre pays européens comme la Suède ou le Royaume-Uni en proposent une version différente). Il s'attache avant tout à protéger les citoyens des principaux risques que peut réserver l'existence : l'invalidité, la maladie, la pauvreté, le chômage. Implicitement, il retient le besoin plutôt que le mérite comme critère de justice sociale et vise donc à assurer un revenu (ou des services) minimum aux personnes frappées par la pauvreté ou susceptibles de l'être. La solidarité (paternaliste selon Bismarck) des plus aisés envers les personnes défavorisées plutôt qu'une concurrence équitable caractérisait ce modèle. Par conséquent, un ensemble de protections sociales et non l'éducation constituait à l'origine le levier principal de État providence en Allemagne. Aucun des deux modèles ne propose de lien entre les deux domaines de politique publique que sont l'éducation et la sécurité sociale.

Au fil du temps, un certain rapprochement a été opéré entre les objectifs d'éducation et de sécurité sociale, surtout en Suède, dans une moindre mesure au Royaume-Uni et encore moins en Allemagne. D'autre part, des pays méditerranéens comme l'Italie et l'Espagne ont mis en place des systèmes État providence différents, moins bien dotés sur le plan de l'éducation et de la sécurité sociale.

A partir des années 80, plusieurs facteurs ont provoqué la crise des États providence en Europe. Trois tendances différentes sont apparues. La première fut le démantèlement progressif du système de protection sociale dans tous ces ressorts et le transfert au marché de la fonction de bien-être social.Il s'agit d'une approche néoconservatrice (ou néolibérale) que l'on observe à la fois aux États-Unis et en Europe. Les deux autres semblent davantage orientées vers la recherche de nouvelles formes État providence, notamment la «  troisième voie » au Royaume-Uni et la voie scandinave.

Toutes ces tendances s'orientent vers une forme « active » État providence, par contraste avec la forme traditionnelle considérée comme « passive » (dans son dernier livre, M. Paci parle d'une protection sociale adaptée à une « société pluriactive »). Renforcer la responsabilité des individus et leur participation dans la protection sociale est devenu le maître mot de cette orientation générale. Ce n'est là que le résultat de ce processus d'individualisation que des sociologues comme Giddens, Beck, Bauman et Touraine considèrent comme une caractéristique propre à la modernité actuelle, l'autre étant la tendance néo-conservatrice ou néolibérale. Responsabiliser les individus signifie leur permettre de faire face aux risques de l'existence et de pourvoir à leurs besoins de façon autonome. Ce credo met l'accent sur la prévention plutôt que sur la protection sociale face aux désagréments et malheurs de la vie. Il implique également de donner la liberté de choix aux individus quant à la meilleure stratégie pour préserver et améliorer leur bien-être et ainsi éviter toute forme de « dépendance à la protection sociale ».

De telles perspectives sur ce nouvel État providence attribuent une place centrale à l'éducation ou plus exactement au duo éducation-emploi, contrairement à la conception européenne initiale. Dans la mesure où l'éducation va au-delà de l'instruction scolaire ou de la formation initiale, il serait préférable de parler d'apprentissage : apprentissage tout au long (lifelong learning) et dans tous les aspects (lifewide learning) de la vie, selon les termes d'un récent mémorandum de l'Union Européenne. Néanmoins le terme « éducation » demeure adéquat. Dans cette perspective, le vieil idéal d'égalité des chances en matière d'éducation (et d'accès à l'emploi) est repris et élargi à l'égalité des chances dans les apprentissages (et l'emploi). En réalité, comme l'a soutenu M. Castells avec d'autres, la société de l'information ou société en réseau connecte, c'est-à-dire intègre, les sujets les plus capables de produire de la valeur mais déconnecte ou exclut ceux qui sont le moins capables d'en produire. Ainsi la fracture numérique devient aussi la fracture des apprentissages.

Cependant, malgré leurs convergences sur le rôle clé de l'éducation et du travail, ces deux nouvelles conceptions de État providence (ou de la société) divergent profondément sur d'autres aspects. Hormis quelques innovations, telles que l'extension du sens traditionnel donné à l'éducation et l'importance accordée aux « politiques volontaristes de l'emploi », la Troisième Voie britannique ressemble au modèle nord-américain originel État providence. On retrouve la même surestimation de la capacité de l'éducation à réformer la société, la même idéalisation de la méritocratie, la même surestimation des risques auxquels l'individu est exposé lorsque la liberté n'est pas accompagnée par la sécurité.

Les recherches empiriques démontrent l'inadaptation de ce modèle. La croyance selon laquelle le système éducatif nord-américain serait à même d'assurer le passage vers une réelle égalité des chances a commencé à vaciller lorsque les recherches en sociologie ont montré que l'influence de l'origine sociale des étudiants sur leur réussite scolaire et leur position sociale est loin d'être négligeable et ne diminue pas au fil du temps. L'incapacité des politiques sociales à protéger les citoyens de la pauvreté et des autres grands risques de la vie est devenue plus criante. En revanche, dans le débat actuel sur le workfare (obligation faite à une personne apte au travail à trouver un emploi pour bénéficier des prestations sociales) en Grande-Bretagne, certains auteurs (Edwards, Coffield par exemple) pointent les risques (et pièges éventuels) liés aux politiques d'apprentissage tout au long de la vie sur le plan de l'équité ; d'autres (Duncan Gallie (par exemple) arguent de l'inefficacité de telles politiques surtout si elles ne sont pas ancrées dans un système de formation initiale solide et égal.

L'orientation suivie par les pays scandinaves vers un nouvel État providence (ou une nouvelle conception de la société) semble, à divers égards, plus prometteuse. Les données empiriques (Gerese par exemple) révèlent qu'ils ont atteint un niveau d'équité en formation initiale supérieur au reste du monde. Ce résultat significatif s'explique non seulement par la politique éducative menée mais également par l'association entre cette politique et les politiques sociales. L'idée d'une politique intégrée, telle que celle qui inspire le modèle de protection sociale suédois, a été partagée et reformulée par l'Union Européenne qui l'a élargie au développement économique local ainsi qu'à l'éducation, à l'emploi et à la politique sociale. Les expériences menées en Italie incitent à la prudence quant aux effets réels de cette politique qui souvent ne dépassent guère le stade rhétorique. Il n'en reste pas moins qu'on peut observer des cas intéressants de politiques intégrées en Italie et dans d'autres pays.

Les politiques concernant les différents cycles de la vie devraient croiser plusieurs domaines. L'analyse récente de l'un des théoriciens les plus en vue en matière de politique de protection sociale, Esping Andersen, porte justement sur ce type d'intégration. Son argumentation tient en quatre points. D'abord, l'éducation et la formation sont deux leviers fondamentaux dans le développement du nouvel État providence. Ensuite, les résultats de ces deux leviers dépendent du degré d'équité-égalité dans la vie, notamment dans les premières étapes de la carrière scolaire. A ce stade, la persistance des inégalités est principalement le résultat du poids exercé par les premières expériences au sein de la famille. Enfin il serait possible de lisser la forte inégalité de ces expériences par une politique de la famille et de la petite enfance orientée vers des services efficaces d'assistance à l'enfance pour les personnes défavorisées. Cette analyse est critiquable car elle accorde trop peu d'importance aux choix en matière de politique éducative. Néanmoins, il est indéniable que l'usage coordonné de ces instruments de politique publique est nécessaire pour améliorer nos résultats dans la lutte contre les injustices sociales et éducatives.

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