L’amalgame comme moyen de réaliser l’école unique dans l’entre-deux-guerres ? Des oppositions paradoxales
Communication de Jean-Yves Séguy pour l'atelier 1 "Mise en perspective historique : l'étude de la manière dont le modèle de l'égalité des chances s'est construit aide-t-elle à expliquer la manière dont il se délite ?"
Jean-Yves SEGUY
Conseiller d'Orientation Psychologue,
étudiant en master 2 recherche,
Institut des sciences et pratiques en éducation et formation (ISPEF), Université Lyon 2
jyk.seguymeyer@wanadoo.fr
L'univers scolaire français a été marqué au XXème siècle par la longue marche vers l'école unique. De l'intervention de Ferdinand Buisson en 1899 devant la commission Ribot 1, à la circulaire de 1975 instituant le collège unique, en passant par le manifeste des Compagnons de l'Université nouvelle, c'est une longue histoire qui s'est déroulée, faite d'affrontements, d'avancées franches ou modestes et de crises.
On assiste ainsi à une alternance entre la mise en avant de grands textes ambitieux à vocation générale jouant un rôle de référence quasi mythique 2 (manifeste des Compagnons de l'université nouvelle, plan Langevin-Wallon), et des réalisations en apparence plus modestes portant sur un aspect limité du projet global. Bien souvent, les décideurs, soumis au jeu d'oppositions réelles ou anticipées, sont contraints d'imaginer des réformes régies par le principe du "pas à pas" 3 . L'expérience menée en 1926 sous l'impulsion d'Édouard Herriot, alors Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-arts, semble parfaitement illustrer ce principe. Il s'agit de la tentative de regroupement pour certains cours, des élèves des sections classiques et modernes de l'enseignement secondaire et des élèves de l'enseignement primaire supérieur. Cette expérience, connue sous le nom d'"amalgame" ou de "fusion" apparaît porteuse de nombreux enseignements, que nous nous proposons de mettre au jour au regard de la problématique de la justice dans le domaine de l'éducation et de la formation. Il s'agira en particulier d'analyser à travers cette expérience, quelques aspects des mécanismes de résistance au projet d'unification de l'école.
Après avoir présenté les caractéristiques de l'amalgame, nous tenterons, dans cette communication, de rendre compte de certaines des oppositions paradoxales à cette expérience : options favorables à l'école unique et refus concomitant de l'amalgame, qui semble pourtant la concrétiser.
Notre matériau empirique est constitué des documents suivants :
- Enquête menée sur le thème de l'amalgame en 1927 par la Revue Universitaire. Cette enquête, réalisée auprès des lecteurs de la revue (enseignants, chefs d'établissement, parents d'élèves) est analysée et commentée par Maurice Lacroix, fervent opposant au principe de l'amalgame.
- Discours du Rapporteur du Budget de l'Instruction publique (Hippolyte Ducos) à la Chambre des députés de 1926 à 1928.
Méthode utilisée.
Il s'agira, par le biais de l'analyse de contenu, de repérer les stratégies argumentatives des opposants à l'amalgame.
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Nous proposons ci-dessous le plan indicatif commenté de notre communication dans l'atelier.
• Les différentes formes d'amalgame
Il s'agira ici de préciser les différentes acceptions du terme.
Par le décret du 13 mai 1925, est établie une première forme d'amalgame que nous proposons de nommer « amalgame restreint ». Elle consiste à organiser des cours communs aux élèves de l'enseignement secondaire classique et de l'enseignement secondaire moderne. Par le décret-loi du 1 er octobre 1926, Édouard Herriot, sur les conseils de Paul Lapie, Recteur de l'Académie de Paris, étend l'expérience dans le cadre de ce que nous appellerons « amalgame élargi ». Il s'agit de rassembler des élèves des deux ordres d'enseignement (enseignement secondaire et enseignement primaire supérieur) 4 .
Ces textes ne font bien souvent que légitimer a posteriori des pratiques existantes : la nécessité économique avait déjà conduit certains collèges communaux à mener des expériences ponctuelles de fusion.
• Les réactions à l'amalgame
II-a. Les réactions à l'amalgame restreint : l'enquête parue dans la Revue Universitaire
Les réponses et l'analyse permettent de repérer les principaux arguments opposés à l'amalgame. Ces arguments peuvent être a fortiori étendus à l'amalgame élargi (même si Lacroix ne le fait que de manière très allusive) 5 .
L'étude que nous avons menée permet d'appréhender les principales stratégies argumentatives exprimées dans l'enquête et les champs dans lesquelles elles se situent : politique, économique, administratif, pédagogique.
Nous présenterons dans cette partie les thèmes développés dans le champ pédagogique, ce champ ayant été le plus investi par les personnes ayant répondu à l'enquête. Voici à titre d'exemple, une brève présentation des thèmes les plus fréquemment évoqués.
1/ L'amalgame, une solution qui ne profite à aucun élève
De nombreux exemples montrent que l'expérience ne semble profiter, ni aux élèves de l'enseignement classique, ni aux élèves de l'enseignement moderne. Les premiers seront freinés dans leur progression tandis que les seconds risquent de prendre conscience de leur « infériorité »
2/ La difficile gestion en français d'élèves latinistes et non latinistes
Ce thème, lié au précédent, est sans doute le plus important pour beaucoup. Comment proposer un cours commun de français à des élèves latinistes et non latinistes ? L'alternative énoncée est la suivante. Soit le professeur de français s'interdit toute référence au latin, et il prive les « classiques » d'un enrichissement de la discipline. Soit il établit un lien avec le latin, et il exclut les « modernes ».
3/ La fin de ce qui constituait le fondement de l'enseignement secondaire : les humanités
La conséquence de cette remise en cause relative de la place du latin est pour certains, un coup sérieux porté à l'idée même d'enseignement secondaire. Celui-ci risque d'être vidé de sa substance et des principes pédagogiques qui permettait aux élèves de s'imprégner progressivement des grandes œuvres.
4/ Une mise en cause de la « grandeur » du travail enseignant
Les réponses à l'enquête montrent que les enseignants se sentent remis en cause dans leur rôle et leurs pratiques. Ils estiment que cette réforme conduit à une baisse du niveau d'exigence, et qu'il ne s'agira plus pour eux que d'assurer un « bachotage » dégradant.
II-b. Les réactions à l'amalgame élargi : le point de vue d'Hippolyte Ducos
Ducos, comme rapporteur du budget de l'instruction publique rédige en 1928 un texte dont le titre ne laisse aucune ambiguïté quant à sa position : les méfaits des « amalgames ».
L'amalgame : de la fusion et confusion
Dans une argumentation brillante, Ducos remet fortement en cause l'amalgame en ce qu'il lui paraît nier la diversité de la vie, de la nature et des individus. Toute son argumentation repose sur l'idée qu'il n'est pas concevable que tous les élèves reçoivent le même enseignement de culture générale au prétexte qu'ils ont le même âge. Il illustre son propos en s'étonnant que l'on puisse commenter certaines œuvres classiques « à la fois aux futurs contremaîtres et aux futurs élèves de l'école normale supérieure » 6 .
III. Une posture paradoxale : le démo-élitisme
En conclusion d'une étude sur les professeurs des classes élémentaires de lycée, Robert (2005) propose un concept susceptible de rendre compte des oppositions à l'amalgame évoquée précédemment : le « démo-élitisme ». Par cet oxymore, l'auteur met en évidence une attitude idéologique associant un souci de démocratisation de l'enseignement à une défense militante de la culture secondaire traditionnelle. « Tout en prétendant vouloir l'élargissement des bases sociales du recrutement des élèves, le démo-élitisme pose d'emblée et a priori l'autonomie, la supériorité et la distinction définitive du secondaire » (p. 328).
Deux des principaux opposants à l'amalgame, Ducos et Lacroix, semblent inscrire leurs prises de position dans ce cadre. Lacroix (1893-1989), personnage aux dimensions multiples, est professeur agrégé, responsable syndical, député en 1945 sous l'étiquette « Résistance démocratique et socialiste », compagnon de route du Parti communiste 7 , membre dirigeant de la Franco-ancienne et catholique pratiquant. Il pense qu'on ne peut s'opposer à l'idée d'égalité des classes sociales devant l'instruction. Citant le poète François Porché, il parle de l'école unique comme d'une « immense espérance ». Pour autant, ce projet ne doit pas se réaliser à tout prix, et en tout cas, pas au détriment des humanités classiques, qu'il défend avec acharnement.
Ducos (1881-1970), radical, député de Haute Garonne pendant de nombreuses années, plusieurs fois ministre, rejette fermement l'amalgame (voir plus haut) tout en défendant l'école unique. Il consacre d'ailleurs un livre à cette question, livre préfacé par Édouard Herriot !
Conclusion. La gratuité contre l'amalgame… et l'école unique ?
En conclusion, nous évoquerons une des conséquences importantes de l'amalgame : la mise en place de la gratuité de l'enseignement secondaire (en particulier sous l'influence de Ducos, qui estime qu'il s'agit là d'un moyen d'atteindre l'école unique). Nous nous interrogerons sur le sens de cette mesure. On peut en effet se demander si cette idée importante et généreuse n'a pas été paradoxalement une manière d'en finir avec une certaine idée de l'école unique. En instituant la gratuité, le fonctionnement général du système scolaire n'est pas remis fondamentalement en cause. On élargit les bases du recrutement dans un dispositif qui reste inégalitaire. On en reste ici, pour reprendre la terminologie de Prost (1997), au niveau d'une démocratisation de la sélection, laissant de côté toute idée d'une démocratisation de la réussite. C'est bien un modèle méritocratique individuel de l'égalité des chances qui prévaut et non l'idée d'une quelconque forme de promotion collective. Peut-être a-t-on à ce moment laissé passer la chance de construire une « école moyenne », gage d'une véritable démocratisation de l'enseignement.
Bibliographie indicative
Briand, J.P., Chapoulie, J.M, Les collèges du peuple, Paris, INRP, 1992
Lapie, P., (sous le pseudonyme d'André Duval), Esquisse d'une réforme générale de notre
enseignement national, Revue pédagogique, n° 2, 79-101, 1922
Lelièvre, C., L'école obligatoire : pour quoi faire ?, Paris, Retz, 2004
Prost, A., Éducation, société et politiques ; une histoire de l'enseignement de 1945 à nos
jours, Paris, Seuil, 1997
Robert, A., Système éducatif et réformes, Paris Nathan, 1993
Robert, A., Les professeurs des classes élémentaires des lycées et leur représentation :
crépuscule et postérité d'une idéologie catégorielle (1881-1965), In P. Caspard, J.N.
Luc, P. Savoie, Lycées, lycéens, lycéennes ; deux siècles d'histoire, Paris, INRP, 317-
329, 2005
Talbott, J.E., The politics of educationnal reform in France , 1918-1940, Princeton, Princeton
university press, 1969
Verneuil, Y., Les agrégés ; histoire d'une exception française, Paris, Belin, 2005
1 voir Briand et Chapoulie (1992)
2 Cette expression est empruntée à Robert (1993) p. 23 (à propos du plan Langevin-Wallon). L'auteur rappelle à ce propos la formule de Prost parlant de "prestige presque sacral".
3 Talbott (1969) parle de " step by step progression ", et Lelièvre (2004), de " petits pas prudents "
4 Paul Lapie avait défendu avec vigueur cette idée de rapprochement dans un texte paru en 1922 dans la « Revue pédagogique ». En parlant des différents types d'enseignement proposés aux élèves, il affirmait : « Au lieu de vous borner à les juxtaposer, brassez et amalgamez ces divers éléments, et vous aurez l'établissement que nous cherchons à définir » (p. 89).
5 L'enquête a été lancée avant le texte de 1926. Les réponses portent donc sur l'amalgame restreint. En revanche, l'analyse de Lacroix étant réalisée au début de l'année 1927, il fait rapidement allusion dans son commentaire à cette mesure qu'il condamne fermement.
6 Rapport fait au nom de la commission des finances – Session ordinaire – Séance du 9 juillet 1928
7 Cette référence au Parti communiste est évoquée par Verneuil ( 2005)