Lien civique et ethnicité à l'école primaire en France : représentations, attitudes et pratiques des enseignants
Communication de Géraldine Bozec pour l'atelier 3 "Ségrégation, ethnicité et nouveaux modèles et régimes de justice et d'égalité en éducation"
Géraldine Bozec
Doctorante en sociologie politique
IEP de Paris, CEVIPOF
geraldine.bozec@wanadoo.fr
Objet de la proposition
Cette proposition s'appuie deux types de travaux. Elle repose d'abord sur la recherche que je mène en doctorat, qui développe un regard de science politique sur l'école. L'institution scolaire ayant été présentée en France (et continuant de l'être) comme un lieu privilégié de construction d'une identité civique, je m'interroge sur les types de communauté politique mis en scène aujourd'hui à l'école, dans un contexte d'individualisation croissante, de remise en cause multiforme du modèle républicain et de mondialisation. Cette analyse est conduite à deux niveaux : celui des discours sur l'institution scolaire (discours politiques, experts, syndicaux, académiques, presse, etc.) et des instructions officielles ; celui des représentations et pratiques des enseignants d'autre part. Je m'intéresse aux figures légitimes du « je » et du « nous » à l'école, en lien avec le modèle d'appartenance civique qui est valorisé. Un des axes de questionnement a trait à la tolérance, au refus ou à la reconnaissance active du pluralisme au sein de l'espace scolaire. C'est pourquoi la question de l'ethnicité et de la diversité ethnoculturelle constitue une dimension importante de ma recherche. Mon étude est centrée sur l'enseignement primaire en France, avec un regard comparatif s'appuyant sur le cas britannique.
Parallèlement à ce travail de doctorat, j'ai participé comme assistante de recherche à un programme de recherche européen, financé par la Commission européenne et portant sur le multiculturalisme dans la formation et les pratiques des enseignants, du primaire au lycée (« Teacher Education addressing multiculturalism in Europe », « TEAM »). Ce programme associait cinq pays européens : France, Royaume-Uni, Grèce, Pologne et Islande.
Pour ce colloque, ma proposition concerna les enseignants de l'école primaire. J'envisage d'analyser la place et les contours de l'ethnicité dans les discours et les pratiques des instituteurs ainsi que leur manière de traiter la diversité ethnoculturelle. Ces éléments seront mis en relation avec la question des valeurs civiques et de la communauté politique valorisés implicitement ou explicitement par les enseignants. Si la présentation sera centrée sur la France, un éclairage particulier sera apporté par la comparaison avec des données relatives à l'Angleterre, issues à la fois d'une recherche documentaire effectuée pour la thèse et de l'enquête européenne « TEAM ».
Matériel empirique utilisé
L'analyse s'appuie principalement sur l'enquête qualitative que j'ai menée pour mon doctorat. Celle-ci a combiné plusieurs types de recueil de données : observation dans les classes, tests auprès des élèves et entretiens avec les enseignants. L'échantillon de classes impliquées est diversifié en termes de caractéristiques sociales et ethniques de la population scolaire et de profils des enseignants (âge, genre, type d'entrée dans le métier, ancienneté, opinions politiques, orientations religieuses, origines sociales…).
Des observations ont été conduites dans une dizaine de classes de cours moyen, en 2004 et 2005, à Paris, Nice, Brest et Nantes. Elles ont toutefois été d'une durée limitée dans chaque classe. Les données d'observation ne sont donc pas au centre de la thèse, mais l'analyse de certaines « scènes », de certains moments de la vie scolaire permet d'apporter un éclairage intéressant, en particulier de questionner le rapport entre le discours des enseignants et leurs pratiques effectives.
Par ailleurs, un dispositif méthodologique particulier, constitué de deux étapes, a été mis en place dans une trentaine de classes. Il consistait d'abord à faire rédiger aux élèves un texte en classe, à partir d'une consigne qui leur demandait de se décrire eux-mêmes. Une liste d'exemples orientait les élèves sur la façon dont ils se définissaient en tant qu'individus et par rapport à leurs appartenances de groupe (genre, niveau social, race/ethnicité, pays d'origine, religion, quartier, ville, France, etc.). Cette liste d'exemples était commentée et expliquée oralement par les enseignants avant la conduite de l'exercice. Ceci a permis d'avoir des données sur la façon dont les instituteurs perçoivent et définissent chacune des catégories (dont l'ethnicité). Dans un second temps, lors d'un entretien, il était demandé à l'enseignant de lire les rédactions de ses élèves et de les commenter une par une, de façon spontanée. L'entretien prenait ensuite la forme d'un entretien semi-directif portant sur un certain nombre de thèmes : perceptions et pratiques de l'éducation à la citoyenneté ; contenus d'enseignement importants aux yeux de l'enseignant en histoire géographie et en littérature ; diversité culturelle à l'école (place des cultures autres que nationale dans les contenus d'enseignement ; effet de la diversité culturelle des élèves sur le métier d'enseignant) ; gestion des relations et des conflits entre enfants.
Ma recherche en doctorat relevant avant tout d'une sociologie politique du monde enseignant, l'objectif premier de ce dispositif n'était pas tant d'étudier la façon dont les enfants décrivaient leurs appartenances que le rapport de l'enseignant lui-même à ces identités. Il s'agissait d'obtenir davantage de données sur cet aspect, à côté de celles recueillies grâce aux observations et aux entretiens. Les rédactions des enfants ont toutefois été utilisées en tant que telles, pour mieux caractériser socialement la classe prise globalement. Elles ont également été mises en perspective avec les caractéristiques des discours et des attitudes de l'enseignant, permettant ainsi de mettre à jour des décalages/ des similitudes entre ce que les enfants disent d'eux-mêmes et ce que l'enseignant perçoit (et aussi met en œuvre dans sa classe).
Dans le cadre de la recherche européenne à laquelle j'ai participé, une recherche de type qualitatif a également été menée : elle consistait en des entretiens semi directifs auprès d'une trentaine d'enseignants (du primaire au lycée). En France, ces entretiens étaient fondés sur les thèmes suivants : rôle de l'école en matière de transmission de valeurs, d'éducation à la citoyenneté et d'éducation contre le racisme ; perceptions de la place des minorités ethniques à l'école (en tant qu'élèves et au sein du corps enseignant) ; place de la diversité culturelle dans les enseignements. Des entretiens du même type, portant sur le multiculturalisme à l'école, ont également été conduits dans les autres pays impliqués dans le projet, dont le Royaume-Uni. Une partie du guide d'entretien était commune.
L'ensemble de ces données sera mobilisé dans mon intervention pour le colloque.
Détail des questions étudiées
Pour cette présentation au sein de l'atelier, je m'attacherai d'abord à étudier la place de l'ethnicité dans le regard des enseignants sur les identités des élèves et dans leurs comportements à l'école : l'appartenance ethnique est-elle saillante ou absente, fait-elle l'objet de censures, de phénomènes d'occultation ou est-elle mise en exergue ? Est-elle perçue de façon négative ou est-elle valorisée ? Selon quels processus et à quelles occasions ? Par exemple, dans les commentaires des enseignants sur les rédactions des élèves, l'appartenance ethnique est-elle évoquée et dans quel sens ? En classe, l'enseignant fait-il une place à la mise en scène de la diversité : évoque-t-il l'immigration, la diversité des cultures ? invite-t-il les élèves à parler de leur pays d'origine ?
J'analyserai également les contours et le contenu de la catégorisation ethnique : quels sont les mots utilisés pour dire cette ethnicité (ou pour refuser de la nommer), quel est le poids de l'origine nationale/géographique, de la couleur de peau, de la religion ? Il semble également important d'étudier comment le critère ethnique se combine avec d'autres attributs sociaux (niveau scolaire de l'élève, genre, classe sociale en particulier) et les effets que cela produit (disqualification renforcée, compensation, valorisation). J'accorderai une attention particulière aux frontières qui peuvent se dessiner dans le discours des enseignants, notamment aux logiques d'opposition « nous »-« eux », à leur contenu (école versus « quartier », « Français » versus « étrangers »…) et à leur caractéristiques (solidité/labilité de ces frontières, contextes dans lesquelles elles apparaissent).
Cette analyse sera complexifiée par la prise en compte du contexte de la parole et des pratiques des enseignants. Je me demanderai si l'on peut observer des différences concernant l'ethnicité (sa saillance, son contenu, la façon dont elle est jugée/traitée par l'instituteur) en fonction des divers niveaux : commentaire en classe de la liste d'exemples d'appartenances ; propos sur les rédactions des enfants en entretien ; discours sur l'éducation civique et la citoyenneté ; pratiques d'enseignement ; gestion des relations et des conflits entre enfants (dans lesquels l'ethnicité peut être un enjeu)…
Par ailleurs, il sera intéressant d'étudier la place de l'ethnicité dans les rédactions des enfants par rapport à ce qu'en a dit (ou non) l'enseignant en classe avant l'exercice, et en fonction aussi des données objectives. Je comparerai également les propos des enseignants sur les textes des élèves avec le contenu réel de ces rédactions.
Cette question de la place et des contours de l'ethnicité sera mise en relation avec celle des valeurs civiques et du modèle de communauté politique mis en scène par les enseignants. J'analyserai les types d'égalité et de justice entre élèves qui sont valorisées par les instituteurs ainsi que les formes de la cohésion légitime du groupe d'enfants. L'égalité signifie-t-elle l'équivalence des enfants dans le rejet de toute forme de pluralisme, valorisant ainsi des « je », peu ou pas du tout particularisés par leur appartenance à des groupes ? Au contraire, l'égalité et la différence, la pluralité et l'appartenance civique commune sont-elles articulées ? De quelle façon ?
Les représentations et les pratiques des enseignants seront analysées par rapport à un contexte à plusieurs niveaux. Il s'agira d'abord de les resituer par rapport au discours social et politique global et aux politiques éducatives nationales. La comparaison avec la Grande-Bretagne constituera à cet égard un éclairage intéressant. Une attention particulière sera également accordée au contexte local, notamment parce que les caractéristiques ethniques de la population scolaire produisent des rapports majorité minorité(s) spécifiques selon les écoles, avec des effets potentiellement importants qu'il s'agira d'étudier.
Enfin, je m'intéresserai également aux facteurs liés aux caractéristiques des enseignants et qui peuvent rendre compte de leurs représentations et de leurs pratiques : âge, genre, origine sociale, appartenance ethnique, orientations politiques et religieuses, ancienneté, types d'école où l'enseignant a exercé, formations suivies par l'enseignant, etc.