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« L’égalité dans la diversité » : un mot d’ordre équivoque aux origines de l’école unique

por adminÚltima modificación 19/06/2006 23:33

Communication de Frédéric Mole pour l'atelier 1 "Mise en perspective historique : l'étude de la manière dont le modèle de l'égalité des chances s'est construit aide-t-elle à expliquer la manière dont il se délite ?"

Frédéric Mole
UMR Éducation & Politiques
frederic.mole@inrp.fr

À la fin du XIXe siècle, l'organisation de l'enseignement en ordres hiérarchisés, qui reconduit massivement les inégalités sociales par la répartition des élèves dans des réseaux très cloisonnés, semble dessiner un univers indépassable. Pour les républicains, la coïncidence générale entre origine et destination sociales ne paraît pas devoir – ou pouvoir – être surmontée. Les divers courants politiques visant l'égalité sociale (socialistes ou libertaires) s'attachent majoritairement, quant à eux, à la défense critique de l'école primaire comme école du peuple et ne s'accordent pas à revendiquer la généralisation de l'accès au secondaire des meilleurs élèves issus de la « classe des producteurs ». Le modèle cloisonné commence cependant à se fissurer dès les années 1900 sous l'impulsion de la stratégie réformatrice des radicaux qui demandent l'unification des enseignements primaire et secondaire afin de faciliter une ouverture à tous de tous les parcours selon les aptitudes de chacun et d'assurer ainsi la promotion scolaire, professionnelle et sociale des individus méritants. Cette unification devait tendre à briser le carcan des ordres d'enseignement en inaugurant un enseignement secondaire composé d'une pluralité de filières traitant désormais de manière équitable la diversité des individus.

Comment ce modèle a-t-il été conçu et élaboré ? L'étude de la formation des premiers projets d'unification scolaire – préhistoire de l'école unique ? – requiert une observation des mutations idéologiques sur lesquelles ils reposent. Il importe notamment de savoir de quelle manière leurs promoteurs tiennent compte, dans l'élaboration même de ces projets, des tensions et des résistances qui s'expriment à l'encontre de l'idée d'unification, et si celles-ci marquent par la suite durablement la constitution du référentiel de l'école unique. La communication proposera d'examiner les stratégies discursives qui tendent à rendre recevable ce renversement de perspective dans le contexte socio-politique de l'époque – même si aucune loi essentielle n'est alors adoptée –, et essaiera de montrer comment elles participent de l'émergence d'un nouveau regard sur la justice scolaire. On sera attentif à repérer, dans les divers déplacements, les continuités subsistant sous l'apparente rupture.

1. Une répartition légitime des individus et des classes sociales dans des ordres et des réseaux divers de scolarisation ?

Une double résistance semble tout d'abord empêcher d'envisager l'unification des réseaux primaire et secondaire. Les républicains conservateurs craignent les dangers sociaux qui résulteraient du « déclassement » des enfants du peuple s'élevant dans la hiérarchie – Alfred Fouillée évoque le risque d'un « inclassement universel » – et une mise en péril de la formation des élites. Les socialistes redoutent l'effet pervers du « drainage » des « forces vives » du prolétariat récupérées au profit de la « caste dirigeante » (Jules Guesde), refusent de voir la masse sacrifiée au profit d'une élite et s'accommodent d'un système qui, sans être juste, n'est pas inopportun. Peut-être cet étrange consensus, convergence de deux rhétoriques inversées mais analogues, a-t-il freiné l'émergence du modèle de l'enseignement démocratique – l'école unique – qui sera l'horizon des politiques scolaires du XXe siècle.

Les radicaux cherchent donc à dépasser un modèle conservateur qui repose principalement sur le préjugé superstitieux d'une coïncidence entre les aptitudes « naturelles » de l'individu et son origine sociale et qui s'avère selon eux doublement archaïque, à la fois socialement injuste et économiquement désastreux. L'idée d'une unification des ordres d'enseignement repose sur un autre postulat, celui d'une répartition aléatoire des aptitudes parmi les individus.

2. Un projet d'unification scolaire pour repenser équitablement la diversité des individus et des parcours

En esquissant le modèle de l'égalité des chances, les radicaux – au premier rang desquels Ferdinand Buisson – cherchent la réponse adaptée à un contexte marqué à la fois par une revendication grandissante de justice sociale et par la nécessité accrue d'une sélection des élites sur une base élargie. On observe une double stratégie argumentative. 1) On cherche à adosser le projet à une revendication d'égalité sociale. Le concept d'« éducation intégrale », mot d'ordre libertaire et socialiste révolutionnaire, est importé à cette fin et retraduit. Originellement lié à une critique de la division du travail et à l'affirmation d'un droit de chaque individu au développement complet de toutes ses aptitudes, il est récupéré par les radicaux comme un outil qui devrait permettre de concevoir un dispositif systématique de détection et de distribution des diverses aptitudes dans une pluralité de parcours de formation. L'éducation intégrale, dès lors réalisée à une échelle collective et non plus individuelle, serait paradoxalement réinscrite dans une division du travail à laquelle on cherche à donner une nouvelle légitimité. 2) L'affirmation d'un ancrage individuel, et non plus social, des aptitudes, qui certes tend à libérer l'individu des pesanteurs de l'appartenance, conduit à un nouveau modèle de justice scolaire devant consister en ce que chacun se voit assigner la place correspondant aux aptitudes que l'institution lui aura reconnues. Un argument qui vise aussi à donner des gages aux défenseurs de la hiérarchie et à garantir que l'unification visée n'entraînerait aucune uniformisation susceptible d'entraver la formation des élites.

3. Faire droit à la diversité au sein d'un système unifié : réunir les conditions d'une « égalité dans la diversité »

Écartant donc toute rêve d'un enseignement uniforme pour l'ensemble des adolescents, l'unification devrait rendre possibles différentes formes de prolongation des études après l'école primaire et obéir au principe de l'« égalité dans la diversité ». Utilisée en particulier par Ferdinand Buisson, la formule témoigne de l'ambition de dépasser la contradiction entre égalitarisme et élitisme, démocratisation et sélection. On observe deux renversements. 1) Alors que la variété constatée des formes de talents et d'excellences conduisait les conservateurs à justifier les cloisonnements du système, elle est au contraire invoquée par les radicaux en faveur de l'ouverture à tous d'une pluralité de parcours possibles. Et l'école ainsi unifiée ne serait pas une école unique : Buisson explique qu'une organisation de l'enseignement secondaire par filières ne contredirait pas le principe d'égalité si celles-ci sont considérées d'égale dignité. Il faudra se demander comment le pari qu'enveloppe cette dernière condition a pu paraître autre chose qu'une simple fiction. 2) La crainte des illusions et des dangers de tout déclassement social paraît surmontée. La possibilité de ce qui sera revendiqué plus tard sous le nom de mobilité sociale est désormais regardée comme une chance, tant pour l'individu que pour la société. Ce qui était jugé illusoire ne l'est plus. Mais on tend, d'un autre côté, à laisser dans l'ombre la question de savoir comment la diversité des talents ainsi révélée pourrait trouver à s'employer dans les activités professionnelles disponibles. En somme, une logique de l'ouverture, où le possible surplombe le réel, semble prévaloir. Mais on peut se demander si cette espérance n'inaugure pas une forme d'utopie inhérente à l'idée d'école unique, et si l'une des fonctions de cette utopie n'est pas en réalité déjà de dissimuler un mécanisme caché de maintien des positions sociales.

Les radicaux conçoivent donc un nouveau modèle de justice scolaire par lequel ils entendent surmonter la contradiction entre aspiration au socialisme et réalité du capitalisme. Promettant, face à la logique égalitaire, que la diversité n'entraînera aucune inégalité et, face à la logique élitaire, que l'unification n'empêchera pas l'essor des meilleurs, ils cherchent à assurer l'acceptabilité de la réforme. Si l'on admet que les forces sociales en présence ne renoncent jamais à exiger des garanties, on peut faire l'hypothèse que ce double soupçon initial se retrouve sous des formes variées dans l'histoire des controverses sur l'école unique.

Education et sociétés
Numéro 21
Former des élites dans un monde incertain
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