Les intérêts sont-ils sexués ?
Communication de Clairette Davaud pour l'atelier 8 "Justice et inégalités de sexe en éducation"
Clairette Davaud
Service de la recherche en éducation, Genève
clairette.davaud@etat.ge.ch
Dagmar Hexel
Service de la recherche en éducation, Genève
dagmar.hexel@etat.ge.ch
Dans cette présentation, nous nous référerons aux élèves qui se trouvent en fin de parcours de leur formation gymnasiale à Genève, ce qui concerne environ 30% d'une cohorte, un des taux les plus élevés en Suisse. Il s'agit d'une étude de cas qui permet de voir comment les deux genres ont réagi, à travers leurs choix d'orientation, à une modification de structure scolaire.
En Suisse, un nouveau règlement pour la maturité gymnasiale (l'équivalent du baccalauréat) a été adopté au début de 1995 et progressivement mis en application dans les cantons. La nouvelle maturité gymnasiale supprime les types de maturité tels qu'ils existaient précédemment (selon un système par filières : classique, latine, scientifique, moderne, économique, artistique). Elle garantit une formation de base dans quatre domaines : les langues, les mathématiques et sciences expérimentales, les sciences humaines et économiques, les arts. Les élèves choisissent une option spécifique (parmi un choix de 11 disciplines), qui donne l'orientation principale à leur profil de formation, et une option complémentaire (également parmi un choix de 11 disciplines) qui permet à l'élève soit de renforcer l'orientation donnée par l'option spécifique, en choisissant une discipline du même domaine d'étude, soit de diversifier son parcours de formation.
Si la restructuration avait pour objectif de garantir une meilleure adéquation entre les intérêts des élèves et leur choix de formation, aucune référence explicite n'était en revanche faite à une modification des inégalités d'orientation selon les genres. L'abandon des filières aurait pu toutefois amener une telle modification, étant donné qu'on levait l'obstacle que pouvait constituer, dans l'ancien système, les filières connotées masculin ou féminin et qui faisait que les filles avaient des réticences à s'engager dans une filière scientifique et les garçons dans une filière linguistique ou artistique.
Les orientations dans la nouvelle structure sont décrites pour deux cohortes successives d'élèves en fin de leur scolarité au Collège (Lycée) en 2002 et 2003, respectivement 1062 et 1201 élèves, et peuvent être comparées à celles des années précédentes. Les données ont été récoltées par des questionnaires qui relevaient également les intérêts pour les différentes disciplines scolaires. Pour la cohorte 2003, nous disposons de plus des orientations (universitaires ou non) un an et demi après l'obtention du diplôme de maturité.
Une première observation, qui n'est pas nouvelle, concerne le choix de la formation gymnasiale : les filles sont plus nombreuses que les garçons à s'orienter dans cette formation. La proportion est relativement stable depuis une dizaine d'années (environ 60% de filles et 40% de garçons).
La deuxième observation concerne les choix différents des filles et des garçons que nous limiterons aux trois domaines pour lesquels les effectifs sont suffisamment importants pour qu'ils ne soient pas influencés par des fluctuations annuelles.
L'ancienne filière langues modernes était nettement connotée féminine. On pourrait se demander si la possibilité de choisir une option complémentaire dans un autre domaine que les langues (notamment les sciences ou l'économie et droit) et l'introduction de l'espagnol (qui n'était pas proposé dans l'ancien curriculum) incitait davantage de garçons à donner à leur profil une orientation principale langues. Il n'en est rien. L'orientation langues modernes (environ un tiers de la cohorte) reste un fief féminin, avec cependant une interaction avec le niveau social : les élèves issus de la couche sociale inférieure, et particulièrement les garçons, sont surreprésentés (tendance peut-être accentuée par l'introduction de l'espagnol).
Le domaine des mathématiques et sciences expérimentales est particulièrement intéressant à étudier sous l'angle des différences entre filles et garçons. Dans l'ancien système, le curriculum comportait plusieurs disciplines scientifiques, avec en plus une importante dotation horaire pour les mathématiques. Dans le nouveau système, deux disciplines sont proposées en option spécifique : physique et applications des mathématiques et biologie et chimie. En plus de la possibilité de renforcer leur profil par une option complémentaire dans le même domaine, à Genève les élèves peuvent opter pour un niveau de mathématiques normal ou avancé. Globalement, on peut dire qu'une option spécifique dans le domaine des mathématiques et sciences expérimentales est choisie par une proportion équivalente à l'ancienne filière scientifique (environ le tiers d'une cohorte) ; mais la proportion diminue de plus de la moitié si on considère les deux options spécifique et complémentaire dans ce domaine, et encore une fois de la moitié si on tient compte du niveau avancé de mathématiques. Si on considère la différence entre genres, on note que les filles sont plus nombreuses à choisir une option spécifique dans le domaine des mathématiques et sciences expérimentales qu'elles n'étaient à suivre la filière scientifique, mais qu'elles optent presque exclusivement pour la biologie et chimie (23% versus 2% pour la physique et applications des mathématiques) et sont moins nombreuses que les garçons à suivre un niveau avancé de mathématiques. On observe en outre une interaction entre sexe et catégorie sociale lorsqu'on considère les deux options spécifiques séparément : alors que les filles des trois catégories sociales choisissent l'option biologie et chimie à peu près dans les mêmes proportions, les garçons de catégorie sociale inférieure, comme les filles, « entrent en sciences » par la biologie et chimie.
L'option économie et droit n'avait pas d'équivalent dans les anciennes filières gymnasiales. Il s'agit donc d'observer comment cette option est « utilisée » par les élèves. Moins choisie au total (16% des élèves), elle est d'abord un choix de garçons, et plus particulièrement ceux de la catégorie sociale supérieure, alors que les filles la choisissent moins mais dans les mêmes proportions dans chaque catégorie sociale.
On peut donc dire qu'il y a un certain glissement des garçons de la filière scientifique vers l'option économie et droit, en particulier les garçons issus de la catégorie sociale supérieure qui, dans l'ancien système, sans avoir forcément un intérêt prononcé pour les disciplines scientifiques, considéraient qu'ils n'avaient pas d'autre choix que la filière scientifique pour poursuivre une formation de type gymnasial. Dans le nouveau système, ils peuvent accéder à la maturité sans prendre le risque d'un échec dans les disciplines scientifiques, d'autant que l'option économie et droit jouit, auprès des élèves, de la réputation d'être relativement facile. L'option économie et droit ne répond peut-être pas à un intérêt particulièrement prononcé, mais elle constitue une « sortie honorable ». De leur côté, les filles se glissent certes dans une option du domaine des mathématiques et sciences expérimentales, mais elles ne se risquent pas sur des bastions qui restent des prérogatives masculines : la physique et les mathématiques à un niveau avancé.
Les autres orientations proposées aux élèves ont des effectifs trop peu élevés pour dégager des tendances stables. Dans l'orientation langues anciennes (option spécifique latin ou grec), qui compte environ 8% des élèves, la différence entre filles et garçons est nettement moins marquée ; dans l'orientation arts (option spécifique arts visuels ou musique) qui attire au total 10% des élèves, on relève une proportion légèrement plus élevée de filles dans les arts visuels. Ces deux orientations sont moins choisies par les élèves de catégorie sociale inférieure.
Les différences de stratégies de choix se prolongent au niveau universitaire, où les filles se dirigent dans une grande mesure vers des filières de l'humain (médecine et psychologie et sciences de l'éducation), alors qu'elles sont moins nombreuses en faculté de Sciences et quasiment absentes à l'Ecole polytechnique fédérale.
Discussion
Un système où les filières, globales, étaient connotées féminin-masculin a fait place à un système où les profils des élèves peuvent être diversifiés par un choix de disciplines dans différents domaines. Si on prend en considération uniquement la discipline qui donne l'orientation principale au profil des élèves, soit l'option spécifique, on constate que les disciplines ne sont pas moins connotées et que les choix restent fortement dépendants du genre.
Les proportions différentes de choix trouvent une explication partielle dans les différences des intérêts des filles et des garçons. Les filles montrent un intérêt plus marqué pour les disciplines linguistiques et artistiques, les garçons sont davantage intéressés par les mathématiques, la physique et l'économie.
Le fait d'abolir les barrières structurelles n'a donc pas suffi à modifier l'aspect sexué des disciplines scolaires et les deux genres ont immédiatement « repris leur place » dans la nouvelle configuration.
Par ailleurs, les interactions entre le genre et les catégories sociales peuvent faire penser que d'autres facteurs que les intérêts entrent en jeu dans les stratégies de choix : évitement de l'échec, anticipation d'un rôle social et familial, aura des disciplines.
Que peut-on faire si les intérêts ne sont pas suffisamment développés pour fonder un choix ? Jusqu'où peut aller l'école ? Faut-il imposer des quotas, comme notre ministre des affaires étrangères qui vient de nommer quatre diplomates femmes et quatre diplomates hommes, en laissant six hommes sur le carreau ?