La formation scolaire des élites du point de vue des chefs d’établissement de lycées publics et privés
Communication de Carole Daverne pour l'atelier 6 "Les nouveaux modes de formation des élites"
Carole Daverne
Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN)
Université de Nantes
caroledaverne@yahoo.fr
Yves Dutercq
Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN)
Université de Nantes
y.dutercq@wanadoo.fr
Ces dernières années, les formations proposées aux meilleurs lycéens se sont profondément transformées et de nouvelles voies d'excellence ont été proposées afin de répondre aux attentes mouvantes des futures élites. Ces attentes sont articulées à la projection dans le monde incertain de la « troisième modernité », caractérisé par l'autonomisation de l'individu et le développement de l'action réflexive.
Les nouveaux cursus de distinction proposés en France, qu'ils se situent en amont ou en aval du baccalauréat, ont comme particularité de concilier la recherche d'un entre-soi encore plus maîtrisé et celle de l'ouverture la plus large au monde. Ils permettent aux jeunes concernés de retarder au maximum le moment du choix, mais dans le cadre d'une démarche stratégique et d'un investissement éducatif pesé. Notre recherche tente d'identifier et d'étudier ces filières et, pour cela, privilégie le recueil et l'analyse du point de vue des divers acteurs du système éducatif (chefs d'établissement, parents, élèves), de leurs choix, objectifs, ambitions et motivations.
Notre communication se centre sur une des catégories, celle des responsables d'établissements prestigieux publics et privés confessionnels, pour exposer leur politique, tant en matière de recrutement et de constitution des classes que de démocratisation de l'enseignement. La recherche d'efficacité et de préservation de la réputation de l'établissement qu'ils dirigent doit se concilier, chez les proviseurs de lycées, avec le souci de justice et d'égalité républicaines et, chez les directeurs d'établissements confessionnels, avec la revendication d'un humanisme chrétien. Accorder ces principes les conduit à tenir un discours en perpétuelle tension et à faire valoir des actions diverses orientées par une volonté démocratisante.
Les lycées, situés dans trois grandes villes françaises, ont été sélectionnés à l'aide des indicateurs de performances au baccalauréat, la présence de classes préparatoires venant éventuellement renforcer leur réputation élitiste.
D'une part, si les chefs d'établissement mettent en avant l'absence de démarche active de sélection des meilleurs élèves, il n'en demeure pas moins que le recrutement entérine de fait les vœux des familles - parents comme élèves - qui, toutes PCS confondues, ont intériorisé leurs chances objectives d'intégrer tel ou tel établissement. Le discours d'ouverture des chefs d'établissement ne peut cependant ignorer une situation géographique et une carte scolaire favorables à un recrutement élitiste : ces lycées de centre ville accueillent effectivement des jeunes résidant dans des secteurs particulièrement privilégiés. Ils admettent tout autant des détournements de la carte scolaire de la part de parents initiés, tandis que leur logique revendiquée d'humanisme les conduit à considérer qu'un élève faible aura davantage sa place dans un autre type d'établissement.
D'autre part, lorsque nous interrogeons les proviseurs et directeurs sur la politique menée en direction des très bons élèves, trois logiques distinctes émergent. La première est centrée sur une attitude engagée et volontaire : il s'agit d'attirer les lycéens excellents, en créant des filières franco-allemandes abibac, des classes de niveau, des sections européennes ou internationales, en maintenant de fortes exigences scolaires, ou encore en réservant les classes d'excellence aux enseignants les plus capés. Cet engagement peut même s'inscrire dans un projet global, en partenariat avec les acteurs locaux et régionaux, afin de revaloriser l'environnement du lycée (rénovation des locaux, construction d'un complexe sportif à proximité de l'établissement…), et en relation avec les lieux d'orientation. A l'opposé, la seconde logique vise à limiter la réputation élitiste du lycée, en refusant la constitution de classes de niveau et l'ouverture de sections européennes ou en limitant au strict minimum le jeu des options. Une telle volonté, qui est, semble-t-il, spécifique des chefs d'établissement ayant précédemment exercé dans des établissements dits « difficiles », s'accompagne parfois de tensions avec les autres acteurs de l'institution éducative considérée. La dernière logique est l'expression de l'inutilité d'une politique en faveur des très bons élèves : le lycée, déjà inscrit dans un cadre de formation élitiste, fonctionne sous le mode de l'évidence, du cela va de soi et de la facilité. Le contexte d'enseignement privilégié permet alors de « vivre sur un rythme de croisière ».
Notre recherche vise ainsi à contribuer à une meilleure compréhension des nouveaux modes de formation des élites, dont la maîtrise paraît plus étendue dans l'enseignement privé que public. Elle se poursuit actuellement auprès des chefs d'établissement, avec pour objectif d'une part, d'affiner notre analyse en fonction des variables « privé / public », « Paris / province » et « parcours professionnel des chefs d'établissements », et d'autre part de mieux percevoir les relations de concurrence et de complémentarité entre lycées d'excellence.