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Gaullisme et capital humain : un nouveau paradigme pour définir la justice à l’école ?

by admin last modified 2006-06-19 22:56

Communication d'André D. Robert pour l'atelier 1 "Mise en perspective historique : l'étude de la manière dont le modèle de l'égalité des chances s'est construit aide-t-elle à expliquer la manière dont il se délite ?"

André D. Robert
Professeur ISPEF Lyon 2,
UMR Éducation et Politiques Lyon 2/INRP
andre.robert@univ-lyon2.fr

L'objet de cette communication vise à situer dans leur séquence historique de moyenne durée et à analyser les soubassements, notamment économiques, de la politique gaulliste en matière scolaire, politique qui peut être interrogée comme instauratrice d'un nouveau paradigme pour définir et mettre en œuvre la « justice » à l'école, principalement dans le segment du second degré.

La méthode utilisée prend appui sur les travaux antérieurs de l'auteur (A.D. Robert), ainsi que sur l'analyse de contenu et la relecture (à l'aune de l'hypothèse) des principaux textes décisionnels de la période (1959-1967), et de leurs sources socio-économiques (Plans, textes théoriques relevant du capital humain).

L'organisation indicative de la communication sera la suivante :

État initial de la question scolaire en 1958-59

Même s'il s'est montré impuissant à faire la ou les réformes éducatives importantes, entre 1946 et 1958, l'État a au moins accompagné – ne serait-ce que par la force des choses - la demande sociale portant sur plus d'éducation, plus d'ouverture de l'accès au second degré, au minimum dans le premier cycle, ce qui a pu être baptisé une véritable « soif d'enseignement » 1.

La question scolaire saisie par la logique économique

De même que la croissance économique de la France n'a pas attendu 1958 pour prendre son essor (tout en étant relancée à partir de cette date sous l'effet d'une politique volontariste) et s'inscrit dans un contexte général de croissance des pays industrialisés, de même l'orientation qui va être donnée à la politique éducative ne part pas de zéro en termes d'actes ni ne naît de la génération spontanée en termes d'idées ; elle prend en effet place dans un vaste courant d'idées à caractère international.

A partir du milieu des années cinquante, parallèlement à une demande exponentielle d'enseignement secondaire, l'enseignement devient mondialement (du moins dans la sphère des nations développées) un objet d'investigation économique 2. Le comparatiste Le Than Khoi s'autorise alors à parler d'une « industrie de l'enseignement » 3. Une théorie économique s'empare de la question scolaire, la théorie dite du « capital humain ». Cette expression doit être comprise en opposition à celle de capital physique ou matériel, recouvrant les matières premières et les équipements, autrement dit les moyens de production ou « capital constant ». Examinant le rythme de développement de divers pays dans l'histoire économique longue, certains chercheurs ont été amenés à constater que le capital physique n'a pas un rôle aussi déterminant dans la croissance économique qu'on avait pu le penser auparavant et que les trois facteurs de production fréquemment mentionnés (terre, capital, travail) ne suffisent plus à expliquer l'accroissement du produit national, compte tenu d'hypothèses comme celle des rendements dits décroissants, c'est-à-dire dont la rentabilité n'est ni maximale ni immédiate. Des économistes inventent alors la notion de « facteur résiduel », quatrième facteur qui est censé englober le progrès technique, l'accroissement des connaissances, la qualification de la force de travail, le niveau général d'instruction de la population. Peu à peu, la majeure partie sinon la totalité de ce facteur résiduel est dévolue à l'enseignement, en raison du fait que l'institution scolaire a spécifiquement pour mission d'accumuler et de transmettre les connaissances qui sont les conditions du progrès technique, un des tout premiers éléments à l'origine de la croissance.

Donnant en quelque sorte ses fondements à l'économie de l'enseignement, le concept d'investissement humain s'installe dans la pensée économique, qui va alors chercher des justifications dans la théorie du capital élaborée par Irving Fisher au début du XXème siècle 4 : «  le capital [est] l'ensemble des éléments qui fournissent un courant de revenus dans le temps, et le revenu […] un produit du capital » (le capital étant richesse, le revenu le service rendu par cette richesse et la notion de richesse au sens large incluant « les êtres humains, non seulement les esclaves qui sont la propriété d'autres hommes, mais aussi les hommes libres qui sont leurs propres maîtres  ») 5. Voici donc les contours du concept de capital humain globalement définis ; l'homme peut être considéré comme un capital dans la mesure où son activité génère un courant de revenu (le salaire) qui lui-même, dans le temps et grâce à l'épargne, peut devenir à son tour capital, moyennant un taux d'intérêt satisfaisant. Le terme de « stock » appliqué aux ressources constituées par les humains, dotés d'aptitudes diverses, apparaît naturel dans ce contexte.

La déclinaison française du précédent programme : décisions de 1959 et exposé de leurs motifs

Deux textes du 6 janvier 1959, non soumis à l'Assemblée, vont définir la réforme de Éducation nationale. Signée de Charles de Gaulle et du ministre, l'ordonnance n°59.45 prolonge la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans. Le décret n° 59.57 se présente comme un texte portant « réforme de l'enseignement public ».

S'affirment, d'une manière très insistante, la volonté de ne plus laisser à l'arbitraire individuel le choix des filières à suivre, en redéfinissant les critères de l'excellence du côté des mathématiques, des sciences et des techniques, d'une part, et la nécessité de pratiquer une sélection impitoyable, d'autre part : "Nous ne pouvons plus maintenir une organisation scolaire qui ne nous permet de former qu'un chercheur,un ingénieur, un professeur quand il en faudrait deux, un technicien quand trois seraient nécessaires tandis qu'à l'inverse, se presse dans nos enseignements supérieurs des lettres, de la philosophie et du droit une foule d'étudiants à qui nous n'avions pas préparé d'autre issue, et qui doivent maintenant recourir à de tardives et difficiles reconversions."(§ 3). En cela, les dispositions de la réforme s'accordent parfaitement avec les recommandations du Troisième Plan (1958-1961) qui, outre l'augmentation nécessaire du nombre des OS et des ouvriers qualifiés, met l'accent sur les besoins en ingénieurs, techniciens et cadres, dans la ligne même de la théorie économique analysée plus haut.

On recense pas moins de 31 mentions de termes ou syntagmes appartenant à la série paradigmatique "aptitude" dans les 15 colonnes qu'occupe au JO du 7.O1.1959 l'exposé des motifs du décret. De même, au seul titre 2 intitulé "Du cycle d'observation", sur 21 courts articles et 70 lignes au total, "aptitude" revient cinq fois. La psychologie à prétention différentielle marque ainsi son entrée dans le discours officiel de l'école, en relation avec la volonté d'élargir les bases sociales du recrutement secondaire et, tout à la fois, celle de sélectionner sévèrement les élèves en fonction des capacités de chaque filière, elles-mêmes déterminées par les besoins économiques et les perspectives d'emplois. Le souci de ne pas laisser détourner la réforme de tels objectifs est omniprésent : " Comment accepter la perspective de lycées bientôt submergés par un million d'élèves, dont la moitié sans doute n'y seraient entrés qu'en méconnaissant leurs véritables aptitudes?

Le drame est là : nous retenons dans l'enseignement théorique nombre de jeunes esprits qui trouveraient mieux leur voie dans l'enseignement technique (.....) ".

Suite de ces décisions et poursuite de la politique du capital humain

Dans la logique de ces décisions inaugurales, l'ensemble des instructions, circulaires, arrêtés qui paraîtront au B. O. immédiatement après multiplieront les références à cette notion d'aptitude, qu'il s'agisse de l'enseignement primaire, secondaire, professionnel ou supérieur. Très vite par ailleurs, on s'apercevra que les espoirs placés en 1959 dans l'implantation diversifiée du cycle d'observation ont été vains, les passerelles ne fonctionnant pas, et les parcours scolaires restant massivement tributaires des établissements et des pédagogies d'origine. D'où la volonté d'infléchir ce déterminisme dans le sens de l'esprit de la réforme, esprit qui relève de ce qu'A. Prost a judicieusement appelé « démocratisation de la sélection », par différence avec une « démocratisation de la réussite » 6. Cette volonté est incarnée d'abord par le recteur Jean Capelle, nommé Directeur de l'organisation et des programmes au ministère de l'E.N. en février 1961, qui est à l'origine du décret d'août 1963 créant les CES.

En juin 1965, sont adoptées des mesures concernant le baccalauréat qui se présentent comme des conséquences de la réforme du premier cycle, en vertu du principe systémique selon lequel toute modification d'un élément entraîne nécessairement la modification de tous les autres. En même temps que la mise en système, s'organise une véritable machine de distribution des flux d'élèves dans différentes filières en fonction des besoins recensés, conformément aux options issues de la théorie du capital humain.

Dans l'enseignement supérieur, une restructuration totale des études est par ailleurs entreprise (décrets du 22.6.1966), redéfinissant les cycles, avec les mêmes objectifs généraux.

En conclusion

Si l'on considère l'ensemble de ces décisions, marquées par les idées d'unification, de prolongation et de rationalisation de la scolarité, on a le sentiment qu'une volonté, puisée à la même source politique et idéologique, s'est efforcée de faire coïncider mise en système ordonné de l'appareil éducatif et extension du service scolaire au plus grand nombre de jeunes, dans des limites définies par les besoins et les possibilités de l'appareil économique (« démocratisation de la sélection »). Pour autant, aucun des textes décisionnels parus après le décret de 1959 portant réforme de l'enseignement public n'a repris aussi explicitement une thématique directement issue du capital humain et, comme cela a été montré 7, ce n'est pas sans dissensions à l'intérieur du pouvoir que les décisions ont finalement été prises. En réalité, le discours du capital humain a eu tendance à refluer dans le seul texte des Plans, comme s'il avait désormais été incongru de le retrouver dans les documents officiels de l'E.N. La raison doit-elle en être cherchée dans le fait de l'opposition plus ou moins larvée de C. Fouchet et de G. Pompidou à des mesures sélectives autoritaires ? Sans doute, si l'on suit les analyses du témoin engagé, et forcément partial, que fut Jacques Narbonne, conseiller du président pour l'éducation de 1959 à 1968. Du verbatim de différents conseils restreints intégralement restitués dans les mémoires de Narbonne 8, il ressort que Jacques Narbonne lui-même, Jean Capelle (jusqu'à sa démission, acceptée en décembre 1964) et bien sûr de Gaulle ont tenu obstinément, quoique avec un succès partiel, le discours du capital humain, combinant élargissement du recrutement social du secondaire et sélection draconienne aux différents paliers du cursus. Ces deux extraits en attestent. Le premier exprime l'opinion de J. Narbonne (1963) : «  L'idée essentielle d'un ajustement des formations à l'emploi par une orientation planifiée et contraignante sera constamment discutée et édulcorée. C. Fouchet, soutenu par le premier ministre, ne cessera d'ajourner les textes qui lui seront demandés  » 9. Le second est un propos du général de Gaulle rapporté au style indirect (1964, à propos de la réforme du supérieur) : «  Il déclare qu'on ne traite pas la question essentielle, celle de la planification des flux et de la fermeté de l'orientation. Il le rappelle à plusieurs reprises …  » 10. Il est dès lors permis de mettre rétrospectivement en confrontation les deux modèles « gaullistes » de justice scolaire, l'un dur (qui ne s'est pas concrétisé), l'autre « mou » (qui a donné sa tonalité aux politiques scolaires) au regard des évolutions ultérieures et des relations formation/emploi/culture. Et donc de s'interroger sur leur degré de justice respectif.

1 J.-P. Rioux , La France de la Quatrième République, 2. L'expansion et l'impuissance (1952-1958) , Points Histoire, Seuil, 1983, p. 295.

2 Tout le développement qui suit s'inspire de M. Segré, L. Tanguy « Une nouvelle idéologie de l'enseignement », VIIIéme congrès mondial de sociologie , Varna, 14-19 septembre 1970, ronéoté.

3 J.-P. Rioux , La France de la Quatrième République, 2. L'expansion et l'impuissance (1952-1958) , Points Histoire, Seuil, 1983, p. 295.

4 I. Fisher, The nature of capital and income , New York, Macmillan Co, 1906. Les développements de cette théorie se trouvent chez T. W. Schultz, « Capital formation by education », Journal of Political economy , 68, 1960, 571-583 ; et chez G. S. Becker, Human capital : a theoretical and empirical analysis … , Chicago, Oniversity Press of Chicago, 1975, 2 nd ed., Midway reprint 1983.

5 Cité par M. Segré, L. Tanguy, op. cit., p. 6.

6 A. Prost, « La démocratisation de l'enseignement : histoire d'une notion » in Education, société et politiques, Une histoire de l'enseignement de 1945 à nos jours , nouvelle éd. augmentée, Paris, Seuil, Points Histoire, 1997, 47 -62.

7 A. Prost, art. cité.

8 De Gaulle et l'éducation, une rencontre manquée , Paris, Denoël, 1994.

9 Ibidem , p. 110.

10 Ibidem , p. 49.

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