La fin de la méritocratie ? Les stratégies éducatives des classes moyennes et supérieures
Proposition de communication d'Agnès van Zanten pour la séance plénière "La prise en compte des diversités et ses ambiguïtés"
Agnès van Zanten
Observatoire sociologique du changement,
Fondation nationale des sciences politiques
agnes.vanzanten@sciences-po.fr
Si l’on entend par méritocratie un système dans lequel les positions sociales sont attribuées exclusivement en fonction de la valeur de chacun, celle-ci étant mesurée de façon objective par des instances et des acteurs incontestables que seraient, dans les sociétés où s’est imposé la forme scolaire, l’école et les enseignants, il est évident que la méritocratie n’a jamais existé ni en France, ni dans d’autres contextes nationaux. Toutefois, si l’on considère de façon moins abstraite et plus sociologique que la méritocratie est principalement un principe de justification et un ensemble de dispositifs au travers desquels l’école en tant qu’institution et les enseignants en tant que groupe professionnel visent à exercer un pouvoir important sur la société en jouant un rôle important dans la sélection des meilleurs, il est possible d’étudier alors empiriquement l’étendue de son influence. La thèse que nous avançons ici est qu’après une longue période de « montée » de la méritocratie (Young, 1958), une nouvelle période de déclin est amorcée depuis une trentaine d’années. Ce déclin est lié à des évolutions du marché de l’emploi et notamment aux effets pervers associés à l’inflation des diplômes (Passeron, 1982 ; Duru-Bellat, 2005). Il est aussi lié au déclin de l’institution scolaire comme forme cohérente d’organisation des représentations collectives et des activités de transmission éducatives (Dubet, 2002). Mais il est aussi lié à ce que Brown (1990) appelle la « parentocratie », c’est-à-dire une régulation accordant une marge d’action plus grande aux stratégies parentales dans la régulation du système d’enseignement. C’est à ce dernier volet que nous nous intéresserons dans cette communication à partir d’interprétations et de réflexions issues d’un ensemble de recherches récentes sur les choix éducatifs des classes moyennes et supérieures et d’une enquête en cours sur la formation des élites (van Zanten, 2003 ; 2006).
Dissipons d’abord un malentendu possible. Par stratégies parentales, nous n’entendons pas ici seulement, ni même principalement, la transmission inégale selon les familles de savoirs, savoirs faire et savoirs être récompensés par l’école. Le fait que l’idéologie et les pratiques méritocratiques ont depuis toujours sanctionné tout autant le « talent » et l’effort des élèves que leur héritage culturel, faisant de la méritocratie une logique hybride, entre production propre de l’école témoignant de son autonomie et reproduction sociale témoignant de la dépendance de l’école à l’égard de l’ordre social, a été analysé de façon magistrale par Bourdieu et Passeron (1964, 1970) et étayé par des nombreuses études empiriques. Si c’est souvent encore la dénonciation de cette relation consubstantielle entre appartenance sociale et réussite scolaire, des « effets de connivence » entre les attentes et les habitus de certaines catégories sociales et des enseignants, qui est à la base de la critique des imperfections de la méritocratie, celle-ci se trouve au moins autant érodée aujourd’hui par des stratégies parentales qui entrent moins dans le jeu scolaire qu’elles ne cherchent à le subvertir à leur profit. Nous pensons ici notamment à la stratégie que nous avons étudiée le plus en détail dans nos travaux récents, à savoir le choix de l’établissement à travers duquel les parents visent non seulement à améliorer les performances de leurs enfants mais à créer des nouvelles formes de clôture sociale et institutionnelle pour maximiser leurs avantages. Certes de telles stratégies ne peuvent se mettre en place qu’avec l’appui d’une partie du monde enseignant. Néanmoins ce qui change c’est que les « effets de connivence » se jouent moins entre les parents et les enseignants qu’entre les premiers et les chefs d’établissement.
En quoi le choix de l’établissement érode-t-il significativement la méritocratie ? Dans cette communication, nous évoquerons principalement deux dimensions. D’une part, il est important de souligner que le choix de l’établissement ne repose pas uniquement sur des critères scolaires, même si le dossier scolaire de l’enfant est un atout important pour intégrer les établissements les plus recherchées. A côté du capital culturel de l’enfant et de sa famille sont aussi mobilisées — et de façon très importante par certaines catégories sociales — des ressources économiques et sociales, ce qui équivaut à mettre en concurrence le principe méritocratique avec le pouvoir d’achat et les réseaux d’influence des parents. D’autre part, les statistiques disponibles montrent que de telles stratégies sont payantes. Dans les filières d’élite, notamment dans les classes préparatoires et les grandes écoles, on trouve majoritairement des enfants qui ont de très bons résultats scolaires — mais dont on ne connaît pas de façon fine la façon dont ils sont été « fabriqués » — mais aussi des enfants qui ont fréquenté un nombre limité d’établissements. Autrement dit, la valeur scolaire, appréhendée comme le résultat d’une interaction entre le capital culturel initial de l’enfant, son engagement dans les études et les apports scolaires, joue un rôle important. Mais la valeur scolaire appréhendée cette fois-ci comme le résultat d’une interaction entre la capacité stratégique de la famille, la valeur et l’engagement de l’enfant, et l’efficacité mais aussi la capacité d’« enchaînement institutionnel » avec des établissements prestigieux de niveau supérieur de l’établissement scolaire fréquenté joue aussi fortement.
Références
Bourdieu P., Passeron J.C., 1964, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris : Éditions de Minuit.
Bourdieu P., Passeron J.C., 1970, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris : Éditions de Minuit.
Dubet F., 2002, Le Déclin de l’institution, Paris : Seuil
Duru-Bellat M., L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Paris, Seuil, 2005.
Passeron J-C., 1982, « L'inflation des diplômes : remarques sur l'usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, vol. XXIII, n° 4, pp. 551-584.
Young M., 1958, The Rise of the Meritocracy, Londres : Thames and Hudson (Penguin Books), (réed. 1976).
van Zanten A. van, 2003, « Middle-class Parents and Social Mix in French Urban Schools : reproduction and transformation of class relations in Education », International Studies in Sociology of Éducation, vol. 13, n° 2, pp. 107-123.
van Zanten A. 2006, “Les choix scolaires dans la banlieue parisienne : defection, prise de parole et évitement de la mixité” in H. Lagrange (ed.) La cohesion sociale à l’épreuve des inégalités, Paris, Presses Universitaires de France (à paraître).