Que signifie la notion d'institution ?
Communication de François Dubet pour le colloque "Déclin de l’institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes"
François Dubet, CADIS, Université de Bordeaux 2
Dans le langage courant, comme dans celui des sciences sociales, le concept d'institution désigne des phénomènes hétérogènes, parfois même franchement différents. Ceci m'oblige à préciser ce que j'entends par institution afin d'éviter les malentendus liés au titre d'un de mes livres : Le déclin de l'institution . On peut distinguer grossièrement trois grandes familles de significations.
La première s'inscrit dans la tradition de Durkheim, puis de Mauss reprise par les anthropologues, et désignant comme institutions toutes les formes sociales constituées, précédant les individus et leur résistant. Ainsi, comme le disait Durkheim, les institutions sont l'objet même de la sociologie car elles cristallisent l'objectivité de la société. La liste des institutions est alors quasiment infinie : les religions comme les structures de la parenté, la musique comme les mœurs alimentaires, la langue comme les techniques du corps… Comme le dit Descombes, la pensée et l'identité ne sont possibles que par la médiation des institutions. Le risque de cette définition est sans doute d'être trop extensive.
La philosophie politique puis la science politique proposent une autre famille de définitions, incluse dans la première, dans laquelle les institutions sont conçues comme des mécanismes légitimes de construction du pouvoir et de la prise de décision. En ce sens, les institutions sont des ensembles de procédures politiques symboliques susceptibles de transformer les conflits en négociations, de représenter des intérêts, de produire une représentation de l'intérêt général surmontant le fractionnement de la société. C'est, généralement, ce sens de la notion d'institution qui est mobilisé quand on parle de l'institutionnalisation des conflits sociaux.
Enfin, les habitudes familières nous conduisent souvent à utiliser indistinctement la notion d'institution et celle d'organisation. « L'analyse institutionnelle » en vogue dans les années soixante-dix, évoque l'institution dans cette acception en l'identifiant au pouvoir des organisations. Au mieux, l'institution désigne la dimension symbolique des organisations et la grande entreprise est tenue pour une institution.
Bien que l'on ne puisse pas échapper aux glissements de sens opérés entre ces trois grandes familles de définition, j'ai choisi de réserver la notion d'institution aux organisations et aux mécanismes relationnels chargés d' instituer les individus, chargés de produire un type social déterminé de subjectivité et de sujet. Pour éviter les malentendus, mais sans trop y réussir, j'ai préféré parler à ce propos de « programme institutionnel ». Cette conception emprunte au Durkheim sociologue de l'éducation, au Weber sociologue de la religion et des « biens de salut », à la conception freudienne de la socialisation et, bien sûr, à Parsons qui a proposé une synthèse de ces diverses filiations.
Entendue en ce sens, la notion d'institution désigne un type de mécanique ou de grammaire symbolique susceptible de former un sujet social, mécanique qui se développe dans des organisations mais qui en est comme la face cachée, mystérieuse, tout en étant celle de sa véritable action sur les individus.
Le programme institutionnel, tel qu'il fonctionne à l'école et ailleurs (à l'hôpital ou au tribunal notamment) me semble directement dérivé d'un processus construit progressivement par l'Église dans la mesure où cette organisation religieuse s'est donnée pour tâche de fabriquer « rationnellement » des chrétiens, de les instituer en les arrachant à la banalité de la vie sociale. C'est parce que l'École républicaine a, dans une large mesure, voulu se substituer à l'Église en voulant instituer des citoyens français conduits par les Lumières et la Raison de la même façon que les chrétiens devaient être guidés par la foi, qu'il existe une continuité de programme institutionnel religieux vers des versions plus laïques mais pas moins sacrées. Le programme subsiste, c'est-à-dire de la forme, sachant que le contenu véhiculé par le programme peut changer sensiblement.
Ce programme peut être défini par l'agencement de quatre caractéristiques : 1/la définition des principes « sacrés », 2/la « vocation » des professionnels qui y travaillent, 3/la sanctuarisation de l'organisation, 4/l'idée selon laquelle la soumission à une discipline rationnelle forge la liberté du sujet (à la manière dont Riesman parlait d'intro-détermination). Cette structure se retrouve dans bien des théories de l'éducation, y compris dans les théories les plus radicalement critiques.
Alors même que l'école est une organisation de plus en plus sophistiquée et forte, alors même que son emprise sur la société n'a jamais aussi puissante, il est légitime de se demander si le travail qu'elle exerce sur les individus relève toujours du programme institutionnel. On peut même se demander si l'école n'est pas de plus en plus une organisation, et de moins une institution. Au fond, poser la question du déclin de l'institution, c'est un peu se demander, à la manière de Weber s'interrogeant sur le désenchantement du monde, qu'elle est l'esprit du capitalisme quand le protestantisme n'en est plus l'éthique. C'est se demander qu'elle est l'esprit de l'école quand l'institution n'en est plus l'éthique. Il s'agit donc d'une question relativement limitée parce qu'elle est attachée à une conception relativement restreinte de l'institution.
Cependant, cette question n'est pas sans importance car ce que j'appelle le programme institutionnel informe profondément le sens même de la relation pédagogique et son étayage symbolique. Son déclin désarme beaucoup d'enseignants et d'élèves et transforme profondément l'activité des uns et des autres. Mais le déclin du programme institutionnel ne signifie pas pour autant le déclin de toute dimension institutionnelle tant il est évident que l'école ne peut agir sans dispositif symbolique susceptible de forger la subjectivité des individus. Il faut donc se demander quelle institution se substitue aujourd'hui à la figure canonique (sans jeu de mot) du programme institutionnel, afin de ne pas voir, dans chaque mutation culturelle et sociale, la fin de la civilisation.