La communauté affrontée : lorsque des étudiants « altermondialistes » redécouvrent les vertus du libéralisme politique
Communication de Joan Stavo-Debauge pour le colloque "Déclin de l’institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes"
Institut Marcel Mauss, GSPM-EHESS
Notre communication portera sur une communauté cohabitante se partageant une maison collective gérée par une « coopérative » genevoise de logements pour les personnes en formation, la CIGUE, laquelle est fortement inspirée par le mouvement « squat » localement fort vivace 1. Le mouvement militant (i.e. le « mouvement squat ») duquel est issue, historiquement et idéologiquement, la coopérative de logements étudiants a porté son activité critique et ses efforts organisationnels sur les trois pôles de l'hospitalité, de l'appartenance et du « vivre ensemble », en cherchant à intensifier chacun d'entre eux dans l'exploration et la conformation d'une forme de vie communautaire et d'un environnement, tant matériel que moral, qui soient susceptibles de leur donner pleinement lieu et de les accroître continûment. Trois pôles qui, mis ensemble, étayent sur leur socle le modèle d'une communauté cohabitante que les personnes aspirent à inscrire dans l' architecture (matérielle, morale et réglementaire) de la demeure collective, en apprêtant celles-ci à leurs exigences pratiques, puis à maintenir vivace à l'épreuve de la durée et à mesure du renouvellement des coopérants.
Ainsi, d'emblée, un ample souci relatif à l'hospitalité pour le nouveau venu (s'attestant aussi bien dans une exigence de « solidarité » envers les « étudiants étrangers » que dans une ouverture de la maison à la visitation), à l'appartenance plénière de chacun (s'éprouvant dans la mise en valeur d'une active participation résumée sous le titre de l'« autogestion » requérant la maximisation des choses communes et se défiant de l'institution d'une verticalité politique érigeant une distance entre les membres) et à la conformation d'un « vivre ensemble » consistant (décrit comme « communautaire » et se voulant riche en expériences partagées) devrait être nourri par les personnes qui viennent prendre part à cette communauté. Malgré tout, en dépit de la présence de ce souci, chacun de ses trois pôles (de l'hospitalité, de l'appartenance et du « vivre ensemble ») se verra considérablement ébranlé par la venue d'étrangers dont les différences inopinées, contrevenant aux attentes politiques initiales, passeront la mesure des plus militants des premiers occupants de la demeure collective et mettront fortement à l'épreuve leur capacité à leur faire une juste place. Une telle configuration s'offre ainsi comme un laboratoire privilégié pour s'enquérir des exigences pragmatiques qui interviennent dans les efforts à tenir ensemble et à ouvrager, dans la durée, une communauté qui, en son principe, se veut accueillante et tourner vers l'expérimentation de modes de vie alternatifs. Privilégié disons nous, puisqu'il s'agit là d'une communauté qui se faisait fort de rester continûment ouverte à la présence d'attachements culturels divers et qui ne rechignait nullement aux « chocs » nés de la rencontre avec l'étranger, loin s'en faut. Comme en atteste on ne peut mieux ce credo, en forme de profession de foi et de promesse, que l'on pouvait trouver sur la page de garde de l'ancienne version d'un site web où la coopérative décline son identité revendiquée et décrit le genre de vie qu'elle promeut :
« la CIGUE, c'est la vie au grand air dans des maisons avec beaucoup de fenêtres et presque pas de murs, où les coopératrices/teurs te prennent en main, se prennent en main, et – jeux de mains, de vilains, c'est bien connu – contribuent à faire de cette singulière communauté un espace de rencontre, mixant les géographies, télescopant les cultures, le tout rassemblé autour d'un idéal : le logement abordable, communautaire et autogéré » .
Ainsi, et précisément parce que l'hospitalité, comme on peut le lire ici, s'avance comme une des choses que se doivent ceux qui prennent part à la communauté (et qu'ils doivent également à qui se présente à elle), il est alors possible de s'enquérir de ce que son observation pratique suppose comme capacités (mais aussi comme dispositifs) et demande comme efforts. L'hospitalité paraît ici comme une question que rencontrent les cohabitants – en quelque façon, elle précède même leur venue à la communauté – et à laquelle ils désireraient autant qu'ils devraient répondre. En cela, elle se laisse triplement reconnaître comme un bien qui engage, comme une promesse qui oblige et comme une tâche qui attend d'être prise en charge par les cohabitants. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu'une telle hospitalité soit toujours ou durablement praticable, que l'exigence et les bienfaits de sa donation s'imposent avec la même intensité, ou encore que sa mise en œuvre et sa conduite aille de soi ou se donne avec évidence pour quiconque a part à la communauté. D'ailleurs, on peut dire que le court signalement de la coopérative, tel qu'il s'expose sur la page de ce site web où s'inscrit une proposition d'engagement adressé au public putatif de la CIGUE, le laisse entendre.
En effet, malgré le trait léger et humoristique qui donne le ton de son écriture, il n'en reste pas moins que c'est malgré tout un « idéal » qui s'y déclare. Un « idéal » qui a vocation à « rassembler » les personnes qui reconnaissent qu'il participe d'un projet engageant et dont leur entrée dans la coopérative au titre de membre vaut comme une promesse de s'efforcer de s'y tenir et de le soutenir. L'entrée dans la CIGUE suppose en effet de passer par une épreuve de sélection où se sondent la motivation et les convictions des candidats par des représentants de ceux-là mêmes avec lesquels ils seront amenés à vivre, de sorte qu'il y a donc une forte dimension d'élection dans cette procédure. Cet « idéal », soit ce dont la réalisation est incertaine, ne va pas sans un horizon de félicité, puisque c'est une « communauté singulière » que ceux qui y font assomption doivent arriver à constituer. Si cette « communauté » est qualifiée de « singulière » par la CIGUE, c'est que la visée que doivent se donner ceux qui viendraient à y participer doit déborder une normalité et déroger à l'habituel. Il n'en va pas d'un simple « foyer étudiant » et c'est bien plus qu'un logement, fut-il « abordable », qui est proposé à qui voudrait devenir membre de la coopérative. Bien plus, puisque c'est la promesse de l'« expérience » d'une « communauté singulière », laquelle serait fondée sur et par le partage d'un « idéal », qui s'articule et se publie là. Toutefois, la communauté promise à ceux qui souhaiteront embrasser les réquisits de cet « idéal » ne se donne et ne se maintient pas sans difficultés. Si le mouvement d'ouverture à la « rencontre » que doit être en mesure de recevoir l'« espace » que cette hospitalité libère promet quelque chose qui a indéniablement les traits d'une « expérience », celle-ci s'annonce aussi implicitement comme une épreuve devant transformer ceux qui la traversent. Si elle se veut bénéfique et profitable, en cela qu'elle donnerait justement lieu à une « expérience », nécessairement transformatrice et édifiante, cette épreuve appelle néanmoins des efforts qui sortent de l'ordinaire. Autant d'efforts qui vaudraient néanmoins que l'on se donne la peine car ils sont crédités de cette insigne capacité à faire « sortir de l'ordinaire ». En effet, on peut assurément dire que c'est bien une sorte d'invitation à l'« aventure » et à l'expérimentation, notamment politique, qui semble ici se proposer. Ainsi, il faut aux futurs coopérants, ceux qui répondront favorablement à la proposition d'engagement de la CIGUE et qui satisferont à ses critères, accepter de s'ouvrir et de s'exposer à des différences pour le moins consistantes. De fait, ne leur est-il pas dit qu'ils y rencontreront des « origines géographiques » se « mixant » et qu'ils y feront l'expérience de « cultures » se « télescopant » ?
L'éclairage que nous apporterons en puisant dans notre matériel ethnographique se concentrera précisément sur les affres que traversera la communauté à la suite de la mise en commun de fortes différences. Nous verrons comment à l'épreuve de ces différences, et afin de pouvoir continuer à faire communauté malgré tout, les premiers occupants, parmi les plus militants des coopérateurs et que l'on peut rapidement décrire comme participant de la mouvance « altermondialiste », seront amenées à transformer leurs espoirs initiaux de sorte à œuvrer au dessin d'une vie commune plus hospitalière aux manières divergentes des derniers arrivés. Afin de faire droit à ces différences et de leur donner lieu sans trop défigurer la communauté qu'ils guignaient, les premiers occupants se verront soumis à l'obligation de réviser drastiquement les modalités d'organisation de la vie de la maison collective. Pour surseoir à la faillibilité d'une hospitalité mal donnée aux nouveaux venus et pour remédier au tort de l'inégale réalisation de leur appartenance, les premiers cohabitants devront s'astreindre à reconfigurer fortement la maison commune, notamment sur un plan architectural et organisationnel. Ainsi la demeure partagée changera, à l'épreuve de la prise en compte de ces nouveaux venus et de leurs manières d'être et de faire, résolument de visage et verra décliner les cadres politiques et moraux initialement promus.
Nous montrerons que cette reconfiguration ne sera pas aisée pour les premiers habitants puisque, outre un réaménagement de la maison elle-même, elle leur demandera de faire le deuil de certaines de leurs aspirations initiales, notamment de leur aspiration « communautaire », ou à tout le moins de les mettre sous l'éteignoir et de leur faire perdre en intensité et en portée. Ainsi, elle leur demandera également de mettre en sourdine des convictions bien trempées, s'arrimant à des biens communs pour eux d'importances, afin de conduire la communauté vers une solution, que l'on dira libérale , aux graves problèmes rencontrés dans une situation qui voyait la cohabitation « communautaire » originellement souhaitée se dégrader en une simple coexistence teintée d'une atmosphère de vive défiance. Si de franches révisions étaient réclamées, c'est que cette coexistence, déjà problématique au regard des aspirations premières, menaçait en sus de s'abîmer dans une véritable séparation signant la fin de la vie commune espérée en mettant aux prises deux « groupes » se regardant en chien de faïence et se tenant au bord de la « guerre civile ».
1 Il s'agit d'un mouvement qui a essaimé dans le paysage urbain de la ville de Genève durant les années 80 et 90 et qui a participé à reconfigurer, localement, l'« ordre urbain » de la ville en soumettant les « standards » qui le soutiennent à une variété de critiques qui, une fois mise en acte dans des occupations et prolongées dans une installation, ont donné lieu à d'importantes transformations d'une diversité de logements (immeubles, maisons, villas, etc.) et parfois même de quartiers. Sur ce mouvement, nous renvoyons aux travaux de Marc Breviglieri et Luca Pattaroni.