Jeunes des cités : entre sentiment d'injustice locale et conscience sociale
Déclin de l'institution ou nouveaux cadres moraux ?
Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes
Jeunes des cités : entre sentiment d'injustice locale et conscience sociale
Régis Cortesero
A la suite des émeutes de Novembre 2005 deux types d'interprétations antinomiques ont été proposées: les premières les place dans le prolongement de conduites délinquantes propres aux « jeunes des cités » et insistent sur les phénomènes d'imitation et le caractère ludique de l'émeute. Les secondes relèvent une hypothétique signification politique des événements définis comme l'expression de conduites contestataires. Au terme d'une enquête empirique menée dans les agglomérations de Bordeaux, Nantes et Limoges, on est contraint de donner à la question de la signification des émeutes une réponse plus nuancée.
L'enquête bordelaise portait, entre autre, sur la signification que les habitants des banlieues confèrent aux événements. Elle visait toute les classes d'âges, et comportait un volet quantitatif (104 questionnaires retournés), et un volet qualitatif (environ 25 entretiens individuels). A ces données viennent s'ajouter ceux d'enquêtes menées à Nantes et à Limoges, ciblant plus spécifiquement les jeunes des quartiers populaires (une vingtaine de jeunes interrogés, à peu près autant de professionnels et de militants associatifs).
Massivement, les populations interrogées fournissent une interprétation ambivalente de l'émeute : celle-ci ressort autant de la protestation contre l'injustice que de conduites déviantes relevant du recul des valeurs et du contrôle parental.
En tant que révolte contre l'injustice, l'émeute se trouve chargée de l'ensemble du rapport critique au monde social des habitants des banlieues, sans singularité d'âge : le sentiment d'être mis au ban de la société par le racisme, de se voir refuser l'accès à une égalité fondamentale et d'être traité en « indésirable », s'associe à celui d'être dépossédé de la conduite de sa vie par des institutions (police, services sociaux etc…) ingérentes et toutes-puissantes. Cette interprétation en terme de révolte contre l'injustice manifeste un sentiment d'identité collective auquel vient s'accoler un cadre d'interprétation érigeant les discriminations en clé de lecture première d'une condition victimaire partagée .
Pourtant, cette conscience sociale critique ne permet pas d'expliquer le basculement d'un site dans la violence émeutière. La variable la plus agissante est la présence ou l'absence de contentieux locaux entre les jeunes et les institutions, à commencer par la police. Ce sont des expériences d'injustices expérimentées localement, avec des interlocuteurs proches et clairement identifiés (police, acteurs scolaires, élus locaux etc…), qui apparaissent comme le facteur décisif. L'embrasement national de novembre 2005 n'était pas l'expression d'une classe sociale consciente d'elle-même ; il a au contraire tout simplement fourni l'opportunité de régler des comptes à l'échelon local.
Ce paradoxe conduit vers une interprétation politique du sentiment d'injustice et de sa manifestation émeutière. Ces populations sont politiquement impuissantes, et se plaignent de n'être pas écoutées ni prises en compte. Elles ne peuvent raisonnablement s'en prendre au « système » qui reste inatteignable, et elles se rabattent sur des cibles proches et immédiatement identifiables. Plus encore, l'interprétation en terme d'injustice n'est pas relayée politiquement. L'identité collective des populations des banlieues est absente de l'espace public, où circulent plutôt des « contre cadrages » expliquant leurs difficultés par un défaut d'intégration et non par une quelconque injustice sociale. L'interprétation en terme d'injustice perd, dans ces conditions, une grande partie de sa force, et la capacité des individus à décrire les difficultés qu'ils rencontrent en terme sociaux et politiques s'en trouve fragilisée. De fait, les populations rencontrées « croient » à la norme d'internalité autant que les classes moyennes. La dénonciation des injustices se trouve alors systématiquement contrebalancée par une suspicion morale portée sur des pairs qui seraient moins dominés et discriminés qu'insuffisants et défaillants. D'où l'ambivalence des jugement portés sur les émeutes, où l'interprétation politique semble toujours contrebalancée par une condamnation morale.
Le sentiment d'injustice, chez les jeunes des banlieues autant que chez leurs parents, est ainsi caractérisé par une césure entre les niveaux locaux et globaux, césure d'origine essentiellement politique, dont la conséquence la plus forte est une fragilisation de la propension à interpréter socialement la vie et l'expérience sociale, laissant du même coup le champ libre à des lectures morales.