Jeunes européens, institutions démocratiques et sens civique : modèles différenciés ou tendances communes ?
Communication de Bernard Roudet pour le colloque "Déclin de l’institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes"
Institut national de la Jeunesse et de l'éducation populaire et Université de Paris X - Nanterre
Quelles sont les opinions des jeunes Européens sur les institutions les plus emblématiques du modèle démocratique : Parlement, syndicats, associations, partis politiques… ? Des tendances à la critique de ces institutions sont-elles portées par les nouvelles générations ? Observe-t-on, dans l'espace européen, des divergences dans le rapport des jeunes aux valeurs démocratiques ? Le constat d'évolutions communes à l'ensemble des jeunes Européens peut témoigner d'une forme de déclin de ces institutions publiques, mais aussi de l'émergence de nouvelles valeurs, de nouveaux cadres moraux indiquant, au-delà d'un attitude critique, l'apparition d'un nouveau rapport au politique, voire à la démocratie, ainsi que de formes renouvelées d'appropriation de l'espace public. Mais peut-être faut-il davantage prendre en compte des différenciations propres à chaque pays ou groupes de pays qui témoigneraient, selon les contextes nationaux, de divers modèles de sens civique, d'une pluralité de conceptions de la citoyenneté et du rapport aux institutions démocratiques ? En fait, dans un cadre de comparaison internationale, constate-t-on la prégnance d'un modèle global spécifiant les attitudes et valeurs des jeunes ou assiste-t-on à la confrontation de plusieurs modèles ? Des tendances au changement sont-elles plus fortes que la persistance de modèles nationaux ou bien ces modèles tendent-ils à se rapprocher ?
L'examen du rapport des jeunes Européens aux valeurs démocratiques conduira à expliciter les interrelations entre tendances globales d'évolutions et modèles nationaux. Pour ce faire, seront notamment utilisées les résultats relatifs aux 18-29 ans des trois enquêtes sur les valeurs des Européens, réalisées à 9 ans d'intervalle depuis 1981 et permettant donc de saisir des évolutions dans le temps comme des différences dans l'espace 1. Seront aussi utilisées les données de l'enquête sur la participation politique des jeunes (Euyoupart), effectuée fin 2004 à la demande de la Commission européenne dans huit pays (Allemagne, Autriche, Estonie, Finlande, France, Italie, Royaume-Uni et Slovaquie) 2, ainsi que diverses recherches de portée nationale engagées en Europe et étudiant les rapports des jeunes à la démocratie, à la politique, à l'engagement associatif et civique. Dans un premier temps, sera mise en évidence la persistance de modèles nationaux et l'existence de différences entre groupe de pays en ce qui concerne les attitudes civiques des jeunes. Dans un second temps, l'accent sera davantage porté sur les similitudes qui traversent les évolutions à l'œuvre dans l'espace européen. Enfin, dans un dernier temps, il sera examiné si les tendances en cours caractérisent un changement dans le rapport des jeunes Européens à l'idéal démocratique et comment ce changement se conjugue avec les diversités nationales.
La persistance des modèles.
Chaque pays circonscrit un contexte spécifique influant tant sur les comportements et les valeurs des jeunes que sur les modalités de transitions vers l'âge adulte : situations économiques, organisations institutionnelles et modèles culturels tracent les contours de situations différenciées. À l'échelle européenne, cette diversité des contextes sociétaux peut être appréhendée dans le cadre de grands ensembles nationaux, caractérisés par un certain nombre de convergences. Dans l'espace de l'Europe des Quinze, les données disponibles mettent ainsi en évidence les contrastes entre une jeunesse méditerranéenne et une jeunesse nordique, opposant le poids culturel du catholicisme au Sud à l'influence des protestantismes au Nord, et révélant des inégalités de développement économique, de même que le rôle différencié de l'État providence. Selon les résultats des enquêtes Valeurs, les jeunes du nord de l'Europe (Suède, Danemark, Pays-Bas, Allemagne) restent nettement plus politisés et moins abstentionnistes que ceux du sud (Espagne, Portugal, Italie, Grèce, France). Les sociétés scandinaves et hollandaises, où la participation collective et l'organisation à la base sont très présentes, se caractérisent par le maintien d'un vif sentiment d'appartenance sociale et par une culture civique qui n'a pas son équivalent dans les pays d'Europe du Sud. Les jeunes y participent fortement à la vie associative, ont davantage confiance dans les institutions de leur pays, déclarent plus souvent une confiance spontanée dans les autres.
L'enquête Euyoupart distingue des cultures politiques nationales et des contextes historiques différents permettant de répartir les huit pays étudiés en cinq groupes. En Allemagne et en Autriche, les jeunes expriment la plus forte adhésion à la politique dans sa dimension institutionnelle, attitude révélant les traces d'une culture civique élevée. Leur rapport à la politique est le plus structuré et leur niveau d'adhésion à un parti le plus important. En France et en Italie, l'intérêt des jeunes pour la politique est d'un niveau moyen, mais leurs dispositions à une participation protestataire sont plus fortes que dans les autres pays. Le Royaume-Uni se distingue par un éloignement assez radical des jeunes de la sphère politique, reflétant peut-être une culture libérale plus individualiste, voire une dépolitisation des enjeux de la vie publique. En Estonie et en Slovaquie, pays récemment acquis à la démocratie, la distance à la politique est importante, la participation politique très faible et la demande d'autorité la plus forte. Enfin, la Finlande, conforme à la tradition nordique, est le pays où l'on compte le plus grand nombre de jeunes engagés dans des associations ou dans des organisations volontaires.
Ainsi, de la même façon que l'on distingue en Europe plusieurs modèles de citoyenneté, selon la dimension juridique et politique de cette notion, on peut constater la coexistence de différentes configurations en matière de sens civique, en termes de sentiment d'appartenance collective, de participation sociale et politique, de souci du bien public.
La force des tendances.
Ces différences de sens civique, liées à l'histoire et à la culture de chaque pays, s'inscrivent dans des évolutions globales partout présentes. Celles-ci peuvent être regroupées dans deux ensembles de tendances particulièrement marquées, mais apparemment contradictoires. Tout d'abord, il ressort des résultats des enquêtes Valeurs que la démocratie reste une valeur forte. Les jeunes Européens considèrent à une large majorité le système démocratique comme une bonne forme de gouvernement. De manière générale, ces jeunes restent politisés, même s'ils le sont moins que les adultes et bien qu'ils soient loin d'accorder à la politique une place centrale dans leur vie. Davantage encore que les adultes, ils font confiance dans l'Union européenne et estiment que l'Église doit être dissociée du pouvoir politique. Leur participation associative, certes inégalement répartie géographiquement, n'est pas négligeable.
Toutefois, ces données, témoignant d'un réel ancrage des valeurs démocratiques, sont contrebalancées par d'autres évolutions plus difficiles à interpréter. En Europe de l'Ouest et plus encore en Europe de l'Est, les institutions liées au fonctionnement démocratique apparaissent discréditées. Le Parlement, les syndicats, l'administration ont les taux de confiance les plus bas, la presse étant toutefois mieux valorisée. Dans les pays d'Europe occidentale, où des comparaisons dans le temps sont possibles, l'attitude abstentionniste, sensiblement plus fréquente chez les jeunes, a augmentée depuis la fin des années quatre-vingt, de même que la participation plus précoce et en plus grand nombre à des actes protestataires (signer une pétition, manifester). L'appartenance associative des jeunes Européens se porte très peu, et de moins en moins, sur des groupements impliquant un engagement militant, défendant une cause collective (syndicats, mouvements de défense de l'environnement, partis politiques…), mais tend à privilégier les associations favorisant l'épanouissement individuel et le développement de liens amicaux au sein d'une activité commune (culturelle, sportive, de loisirs…). Si le soutien au modèle démocratique est majoritaire, d'autres formes de gouvernement conviendraient à des proportions notables de jeunes, privilégiant la technocratie et la compétence des experts, voire un régime fort qui n'aurait à se préoccuper ni du parlement ni des élections.
Ces tendances nous indiquent que la valorisation de la démocratie par les jeunes n'est pas exempte de fragilités. Elles témoignent d'une évolution dans la construction et l'organisation des systèmes de valeurs. Ceux-ci se recomposent de façon moins cohérente, plus complexe et conflictuelle, dans une société davantage pluraliste impliquant des systèmes de valeurs multipolaires.
Des évolutions parallèles vers un modèle Européen ?
Comment analyser ces évolutions ? La situation ambivalente des jeunes Européens vis-à-vis des valeurs démocratiques s'inscrit dans une tendance plus large de nos sociétés : l'individualisation, dont les jeunes sont les principaux porteurs . Selon les analyses effectuées à partir des données des enquêtes Valeurs, l'individualisation peut être définie par trois dimensions complémentaires. Tout d'abord, la volonté pour chaque individu de choisir par lui-même ce qui est bon pour lui, de construire ses valeurs et ses manières de vivre, indépendamment de normes morales extérieures et impersonnelles. Ensuite, le déclin consécutif, dans la construction de normes collectives, du rôle des institutions, que celles-ci soient religieuses, politiques, scolaires, voire familiales. Enfin, le développement de normes, fondées non plus sur des principes abstraits et des institutions, mais, dans le cadre d'une socialisation accrue entre pairs, sur les relations interpersonnelles, sur les conséquences concrètes des normes vis-à-vis des autres et notamment des proches. Davantage centrée sur la personne, l'individualisation n'est pas une rupture avec la société globale. Elle est plutôt significative de nouvelles modalités d'inscription des individus dans l'espace public. Ainsi le rapport à la politique des nouvelles générations, moins fondé sur l'identification à un parti, devient, comme d'autres domaines de la vie sociale, une question de choix personnels. L'identité sociale des jeunes se construit dans la recherche d'une réalisation individuelle, à travers les réseaux interpersonnels et les centres d'intérêts dont est tissée la vie quotidienne. L'attachement à la localité, qui ressort des enquêtes Valeurs, la tendance à privilégier les territoires proches structurant la vie quotidienne, est aussi caractéristique de cette individualisation conduisant les jeunes à mettre en avant l'espace relationnel des proximités affectives.
La méfiance vis-à-vis de l'institution parlementaire et l'attrait pour des régimes technocratiques ou des régimes forts traduisent une prise de distance qui se manifeste, on peut le supposer, moins par rapport à l'idée démocratique que face aux formes de la vie politique. Il n'en reste pas moins que la reconnaissance d'un espace politique de délibération est constitutive de l'idéal démocratique. L'attrait suscité par l'idée d'un gouvernement autoritaire exprime peut-être aussi une demande de régulation plus forte par l'État de la vie publique. On constate en effet que le rigorisme se renforce chez les jeunes Européens en matière de morale publique, alors qu'il s'affaiblit dans la morale privée : les jeunes sont davantage permissifs et tolérants sur les mœurs, mais plus stricts en ce qui concerne le respect des normes dans la vie publique. Le respect de l'autorité a connu, dans la plupart des pays européens occidentaux, une spectaculaire remontée.
Ces tendances d'évolution, induites par le développement de l'individualisation, concernent l'ensemble des pays européens. Elles peuvent se conjuguer de façon différenciée avec les modèles nationaux, voire avec des modèles régionaux au sein d'un même pays. Dans un grand ensemble comme l'Europe du Sud, doté d'un certain nombre de caractéristiques communes, chaque pays conserve sa propre spécificité. Les influences réciproques entre changement global et modèles localisés ne font donc pas se rejoindre ces derniers. Mais ces modèles nationaux, tout en alimentant de leurs spécificités les changements à l'œuvre, évoluent dans le même sens, en suivant des lignes parallèles en quelque sorte ; évolution vers davantage d'individualisation, vers un rapport plus distancié et complexe au politique comme aux valeurs de la démocratie. Dès lors, cette tendance à l'individualisation signale-t-elle un changement vers ce qui serait peut-être un modèle européen en matière de systèmes de valeurs ? En tout cas, dans cette évolution, les jeunes générations ont un rôle certain, réinterprétant les valeurs dans un souci de pragmatisme et d'autonomie des choix moraux, sensibilisées au caractère pluriel de ces valeurs, entre diversité des cultures et évolutions globales, mais aussi entre des tendances parfois opposées.
1 Galland O., Roudet B. (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs. Europe occidentale, Europe centrale et orientale , Paris,La Découverte, coll. « Recherches », 2005.