Institution scolaire et socialisation juvénile. Le détour par l'Afrique du Sud contemporaine.
Communication de Jean-Paul Payet pour le colloque "Déclin de l’institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes"
Au regard de la question du rôle de l'école dans la production d'un cadre moral censé socialiser les enfants et les jeunes, le cas de l'Afrique du Sud contemporaine est exemplaire. La création d'une nouvelle nation, démocratique et pluri-culturelle ( a rainbow nation ) en 1994, supposant tout à la fois la rupture avec le régime oppressif et raciste de l'apartheid et l'installation de nouveaux référentiels et dispositifs démocratiques, constitue un laboratoire d'élaboration et d'observation de processus politiques, sociaux, civiques… parmi lesquels l'éducation de la jeunesse constitue un enjeu essentiel.
Sur cette question comme sur bien d'autres, le contexte de l'Afrique du Sud contemporaine se caractérise comme une période de « transition », terme bien plat qui définit la superposition entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, mais qu'il faut d'emblée épaissir avec toute la complexité et l'ambivalence des transformations à l'œuvre mais aussi des résistances qui s'incarnent jusque dans les structures mentales individuelles. Il convient d'abandonner le discours béat de la fascination devant une « transition en douceur » qui apparaît, aux yeux de beaucoup de Sud-Africains, comme un avatar d'un discours du Nord. S'il y a de la douceur en Afrique du Sud, c'est celle du climat, celle d'une convivialité, sûrement pas celle des structures sociales et économiques, de la persistance d'inégalités extrêmement puissantes, d'une ségrégation durable, de violences anciennes et nouvelles, dont la pandémie du SIDA n'est pas la moindre.
La situation de la jeunesse sud-africaine est à l'image de la complexité et de l'hétérogénéité du pays. Le pluriel s'impose, en termes de classes sociales, de communautés à la fois culturelles et toujours racialisées, d'espaces urbains ou ruraux, de quartiers au sein des villes, d'environnements familiaux et de lieux de scolarisation. Ce qui permet cependant de parler au singulier d'une expérience juvénile, sans annuler pour le moins les fortes différenciations, c'est d'une part la communauté générationnelle – une génération qui n'a pas connu directement l'apartheid – d'autre part l'adhésion aux modèles occidentaux de la jeunesse – via les industries culturelles de masse… Jusque dans les quartiers urbains les plus pauvres, les références sont largement standardisées par la globalisation économique.
On s'attachera ici à mettre l'accent sur la tension entre un cadre politique et civique de la socialisation scolaire et une expérience ordinaire de la scolarisation. L'école sud-africaine organise, sur le modèle anglo-saxon, une communauté symbolique qui fait sens pour les élèves, lesquels revendiquent leur appartenance à un établissement scolaire. Du point de vue des apprentissages civiques, elle reprend également des contenus et des techniques en usage dans la sphère politique. Ces deux registres, à la fois local et général, se répondent pour former des sujets aptes et prompts à se définir dans une relation à des entités collectives (communauté, nation, continent) qu'ils habitent avec fierté. L'insistance sur la prise en compte de la diversité (culturelle, ethnique, religieuse…) au sein du collectif n'est pas pour rien dans l'adhésion des Sud-Africains, et notamment des jeunes.
Dans le même temps, cet équipement civique apparaît comme juxtaposé, clivé, d'une expérience concrète ordinaire. Non que l'on soit face à un endoctrinement, car l'adhésion n'est pas superficielle, mais le registre de la citoyenneté et le vocabulaire des droits sont plus théoriques que mis en pratique, plus incantatoires qu'obligatoires. La raison majeure tient à ce que des droits plus fondamentaux – santé, sécurité – ne sont pas encore établis, du fait conjugué de la persistance d'inégalités économiques et de la pandémie du SIDA. Les enjeux de la survie sont tels pour une bonne partie des jeunes des ex- townships que le cadre politique des droits apparaît comme de piètre utilité, a contrario de la puissance et de l'effectivité de la protection par l'église ou par le gang. L'école dans ces contextes de grande vulnérabilité sociale est « envahie » par l'environnement, et ne peut apparaître comme une ressource possible de réalisation de soi que pour la part des jeunes dont les familles ne sont pas défaillantes ou inexistantes.
La comparaison entre ces contextes en Afrique du Sud et les banlieues et quartiers populaires et immigrés en France se justifie du fait d'une ségrégation et d'une précarité croissantes dans le contexte français, qui sans atteindre le niveau sud-africain de désorganisation, présente un certain nombre de points communs en termes d'exclusion sociale et scolaire. Dans le cadre de cette comparaison, on examinera les formes communes et différentes, d'une part de l'expression de l'injustice de la part des élèves, d'autre part de la réaction à cette expression de la part des enseignants.
Dans les écoles en milieu de grande vulnérabilité sociale, la plainte des élèves relève souvent du registre de la revendication en dignité. En Afrique du Sud comme en France, les élèves de ces établissements se plaignent de ce que l'école reflète leur environnement. Ils ne voudraient y trouver ni la faim, ni le froid, ni l'insécurité, n'y subir ni la saleté, le bruit ou la laideur des lieux, n'être les victimes ni de l'humiliation ni de l'abus de pouvoir des adultes (Payet, 2005). L'école est, plus ou moins secrètement, idéalisée et sa réalité injuste, inégale, constitue une sérieuse désillusion : elle n'est pas (pour beaucoup d'élèves) le recours espéré.
L'incapacité de l'école à être décente (Margalit, 1999) donne lieu à des adaptations des élèves aussi bien qu'à des réactions des enseignants différentes dans les deux contextes. La réciprocité par la violence est encore peu empruntée par les élèves sud-africains, tandis que l'intériorisation, le repli ou la fuite vers la déviance dominent — l'expression individuelle de la protestation restant illégitime dans le contexte sud-africain. Les réponses des enseignants à la vulnérabilité et à la souffrance sociales des élèves diffèrent aussi fortement. On soulignera, du côté français, une culture dominante de l'indifférence et du mépris. Du côté sud-africain, l'indifférence apparaît à la fois historiquement et idéologiquement impensable. C'est plutôt l'identification aux élèves, la proximité à leur souffrance, qui menace les enseignants, les obligeant en l'absence de ressources institutionnelles à se protéger par la violence ( corporal punishment ) (Payet et Franchi, à paraître) ou par un engagement de soi conduisant rapidement à l'épuisement ( burn out ).
Le retrait de la pensée critique caractérise l'institution scolaire française, dans laquelle, sur le terrain, la culture de l'indifférence et du mépris se nourrit de procédés naturalisants tels que la psycho-pathologisation et l'ethnicisation — tandis qu'à distance du terrain, on blâme l'incompétence des enseignants et on parie sur la régulation post-bureaucratique. La situation sud-africaine se caractérise quant à elle par un paradoxe entre un discours politico-institutionnel progressiste qui sature les discours, y compris ceux des élèves, et une réalité ordinaire durablement marquée par la ségrégation raciale. Mais, en dépit de ce décalage, la rhétorique politique s'y traduit par une légifération et une juridicisation – le corporal punishment a été banni par la Constitution, des enseignants sont régulièrement licenciés pour faute grave. En France, le niveau très implicite et diffus de la culture du mépris ne permet pas une telle évolution, et la question de la lutte contre les discriminations s'est arrêtée à la porte des écoles. L'impunité à l'égard de tels comportements paraît désormais garantie par une idéologie restauratrice de l'autorité de l'enseignant.
Le détour comparatif invite à penser le type de socialisation juvénile à l'œuvre dans une société en lien avec l'état du programme institutionnel (Dubet, 2002) de son école, soit différentes configurations de l'institution scolaire sous l'angle de sa fonction politique et normative. On schématisera les deux configurations présentées par une re-création d'un programme institutionnel vs un déclin du programme institutionnel. En montant d'un cran en généralité, on pourrait aussi opposer une société avec un projet (de démocratie, de citoyenneté et de justice sociale) et une société sans projet, « sans autre objectif finalisé que l'évitement du désordre » (Sanchez-Mazas, 2006).
Dubet, F. (2002). Le déclin de l'institution. Paris : Seuil.
Margalit, A. (1999). La société décente . Paris : Climats.
Payet, J.-P. (2005). Les mondes scolaires sans qualités. La matière et l'esprit, 2 .
Payet, J.-P. et Franchi, V. (à paraître). The Rights of the Child and ‘the Good of the Learners'. A comparative Ethnographical Survey on the Abolition of Corporal Punishment in South African Schools . Childhood .
Sanchez-Mazas, M. et Koubi, G. (2005). Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire. Bruxelles : ed. de l'Université de Bruxelles.