Définir la qualité de l’enseignement supérieur
CHARLIER Jean-Émile
Directeur du Groupe de recherche sociologie action sens (GReSAS), Facultés universitaires catholiques de Mons (FUCaM)
Définir la qualité de l’enseignement supérieur
Le projet des pères fondateurs du processus de Bologne était de mettre les universités du vieux continent au pilotage d’une réforme globale qui ferait des institutions européennes un pôle d’attraction pour les étudiants du monde entier et faciliterait la circulation des personnels et des étudiants dans un projet de développement de l’excellence scientifique. Certains aspects de ce projet se sont réalisés plus vite et plus profondément que ce qu’avaient escompté les plus optimistes des initiateurs du projet : le LMD est devenu une référence, diversement appréciée, pour les systèmes éducatifs de tous les continents, l’Espace européen de l’enseignement supérieur a suscité un engouement tel qu’il a fallu mettre des balises afin que le monde entier ne s’y engouffre pas de façon indistincte. D’autres facettes de ce projet tardent à prendre forme et à se stabiliser ; il en est ainsi, en particulier, de tout ce qui concerne la définition des critères de qualité de l’enseignement supérieur et de la manière de garantir qu’ils sont et seront respectés à l’avenir.
Il n’est pourtant possible de s’approcher de l’utopie d’un espace européen, voire même d’un espace mondial de l’enseignement supérieur où les apprenants circuleraient librement, qu’en établissant des critères univoques de définition de la qualité de l’enseignement assortis de techniques robustes et incontestables d’évaluation. Un des enjeux essentiels de l’internationalisation de l’enseignement supérieur est donc de construire un accord de toutes les parties sur la façon dont il convient d’envisager ce qu’est la qualité et sur les manières dont il est opportun de la mesurer. Sans que cela soit paradoxal, les premiers textes invitant les universités des pays européens à rejoindre le processus de Bologne sont restés particulièrement discrets à ce sujet. L’objectif était clair, il s’agissait de rendre les systèmes nationaux comparables et compatibles, les moyens pour y arriver n’étaient en rien détaillés. Une mobilisation est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur des formules polysémiques, celle qui a fait le succès du processus de Bologne n’y a pas fait exception.
La communication soutient l’hypothèse selon laquelle les difficultés rencontrées aujourd’hui s’expliquent au moins partiellement par l’ampleur des différences dans le phasage des changements opérationnels d’une part, symboliques d’autre part entre les différents pays ayant opté pour le LMD. Des changements opérationnels sont intervenus partout, des appellations ont été modifiées, des mobilités ont été organisées, des regroupements ont été opérés. Sous la pression de diverses instances internationales, Commission européenne bien sûr, mais aussi OCDE, les universités sont entrées dans des pratiques qui valorisent la compétition, le travail en réseau, le classement des entités et des individus. Des changements symboliques n’ont pas accompagné partout ces mutations opérationnelles. La Belgique en fournit une illustration éclatante. Jusqu’en 1968, la gestion de ses politiques universitaires était unitaire, ce qui signifie qu’un socle commun aux deux principales communautés linguistiques s’est nécessairement construit en plus de 130 ans. Pourtant, les manières d’entrer dans Bologne sont opposées jusqu’à la caricature. En collaboration avec les Pays-Bas, la Flandre a mis en place une agence indépendante qui entend devenir un modèle européen, les évaluations de la qualité qu’elle réalise sont assorties de sanctions, qui vont jusqu’à la perte d’habilitations. En Communauté française de Belgique, l’agence qualité est animée par des fonctionnaires, ses évaluations visent à diffuser les bonnes pratiques et prodiguer des conseils aux institutions. En aucune manière elle ne classe ni ne sanctionne.
Les modèles des deux communautés linguistiques illustrent que la réforme de Bologne s’accommode de deux imaginaires. Celui qui a été pris pour référence en Communauté française maintient des frontières et place les universités sous la protection de la puissance publique. Dans cet imaginaire, dérivé de l’État-providence, il va de soi que tous les programmes d’études organisés dans les universités sont de qualité satisfaisante et il est attendu que les individus et les équipes prendront d’autant plus volontiers des risques qu’ils sont correctement protégés. L’imaginaire privilégié en Communauté flamande est proche de celui que promeuvent l’Allemagne, l’Autriche, le Royaume-Uni ; il supprime les frontières et les protections. Le pari est ici que c’est en organisant et en attisant la compétition entre les institutions, entre les laboratoires, entre les personnes que le système produira ses meilleurs fruits. Le choix politique de privilégier l’un ou l’autre de ces imaginaires ne signifie pas qu’il est pour autant dominant dans la communauté à laquelle il s’applique.
La définition de la qualité et des instruments pour en prendre la mesure est liée à ces deux imaginaires. L’imaginaire qui maintient les frontières peut soutenir que la qualité de l’action d’une université se mesure notamment par les effets qu’elle a sur son environnement, par les services qu’elle rend à l’économie et à la société civile, par sa contribution au développement local ou régional. L’imaginaire sans frontières a tendance à privilégier les hiérarchies absolues, la qualité se mesure par les prix scientifiques, les publications dans les revues dont les facteurs d’impact sont les plus significatifs.
Cette cohabitation de deux imaginaires qui ne parviennent pas à se combiner de façon très harmonieuse a aussi des effets dans les pays africains qui ont choisi, nolens volens, de « basculer » dans le LMD. Parce que l’imaginaire qui maintient les frontières et rend attentif aux effets de proximité paraît anachronique, leurs universités cherchent à s’aligner sur des standards qui n’ont aucun sens pour elles et qui réduisent leur efficacité économique et sociale.